Sujet :

Charles Durand à propos de l'espéranto (Göteborg-2003)

Date :

08/09/2003

De Charles Durand  (courriel : charles.durand(chez)hotmail.fr)

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Charles Xavier DURAND est l'auteur, entre autres livres, de « La nouvelle guerre contre l'intelligence - La manipulation mentale par la destruction des langues », éd. F-X. de Guibert, Paris, mai 2002, 329 pages, ISBN 2-86839-771-9, voici  l'intervention qu'il a faite au Congrès mondial d'espéranto en 2003, à Gothembourg.

 

 

PREMIÈRE  PARTIE

 

 

Congrès mondial d'espéranto à Götegorg en 2003Je voudrais communiquer aux membres du forum quelques réflexions personnelles à la suite du congrès mondial d’espéranto 2003 auquel j’ai assisté du 26 juillet au 2 août à Gothembourg (Göteborg), Suède. Le texte de mon allocution à Gothembourg a déjà été diffusé sur le forum par Renato Corsetti, mais j’aimerais apporter quelques éléments d’information supplémentaires qui pourraient, je pense, être utilisés à profit par les associations qui se consacrent à la défense des langues nationales, en Europe ou ailleurs. Le texte qui suit se focalise sur le français, mais les remarques que vous y trouverez et les conclusions sont parfaitement applicables à de nombreuses autres langues.

 Avant de me rendre à Gothembourg, je n’avais que des connaissances livresques à propos de l’espéranto. Je comprenais les principes que Zamenhof avait utilisés dans la conception de la syntaxe et dans le choix des racines lexicales de l’espéranto. Toutefois, je n’avais jamais vu les Espérantistes à l’œuvre. À ma grande surprise, j’ai constaté une très grande aisance de communication et j’ai découvert que, loin de son caractère prétendument artificiel, l’espéranto était en fait la langue maternelle de plusieurs des participants au congrès et de certains de mes interlocuteurs.

 J’ai eu la chance de prononcer mon allocution lors de la séance inaugurale, ce qui a éveillé l’intérêt de nombreux participants qui ont voulu me rencontrer par la suite. Si beaucoup de ceux qui ont discuté avec moi étaient Français, il faut aussi noter que des Danois, des Russes, des Chiliens et des Norvégiens ont très solidement appuyé mes propos. Globalement, les remarques que j’ai faites à propos de l’envahissement de l’anglais dans nos sociétés ont trouvé un écho immédiat dans tout l’auditoire, francophone ou pas !

 Certains des congressistes que j’ai eu l’occasion de connaître sont des polyglottes d’une très grande culture, et nettement supérieurs à la moyenne par leur compréhension du monde et de la conjoncture actuelle. D’autres sont des gens relativement moyens, qui ont étudié les langues étrangères, mais qui n’ont jamais pu les maîtriser vraiment et qui se sont rabattus, avec un succès total, sur l’espéranto comme langue de communication internationale. L’espéranto leur a permis de voyager dans le monde entier et d’entrer en contact de manière très efficace avec des étrangers lointains, bien plus qu’ils n’auraient pu le faire avec une quelconque langue naturelle. Globalement, si l’on s’informe un peu sur l’histoire du mouvement espérantiste, on peut affirmer que les Espérantistes, en tant que groupe, ont été des précurseurs dans l’identification des problèmes linguistiques actuels qu’ils avaient prévus depuis longtemps, quels que soient les cadres dans lesquels ils sont survenus (pays institutionnellement monolingues ou multilingues, communications transnationales, etc.)

 Le monde espérantiste est vaste. Si l’un des buts déclarés des Espérantistes est de répandre l’usage de l’espéranto, il existe aussi une fraction de ces derniers qui désire garder la langue pour elle. Les Espérantistes ont parfaitement conscience qu’ils ne sont pas du tout conformistes et leur langue leur permet d’entrer en contact avec des gens dont la diversité ne peut être atteinte par aucun autre moyen. C’est-à-dire qu’elle permet une communication totale entre personnes différentes qui ne concèdent en rien de leur identité propre au profit de cette communication comme c’est, automatiquement, le cas contraire lorsque l’un des interlocuteurs parle la langue de l’autre. Si, à Paris, par exemple, il est possible de rencontrer des gens de toutes nationalités et origines, le fait qu’ils parlent français avec des francophones natifs obligent leurs discours à se conformer au cadre sociolinguistique français. L’espéranto, au contraire, permet aux interlocuteurs de ne rien renoncer à leurs identités et particularismes. Dès lors, on conçoit que certains membres du club souhaitent le garder pour eux seuls. Une autre tendance minoritaire est le mouvement SAT qui, d’après ce que j’ai compris, voudrait, grâce à l’espéranto, faire émerger une société plus ou moins homogène à l’échelle de la planète qui serait alors chapeautée par un gouvernement mondial. Si ces diverses tendances demeurent largement minoritaires, il est néanmoins intéressant de les signaler, car elles soulignent une diversification que l’on ne peut éviter lorsqu' on a affaire à des regroupements importants et qui sont transnationaux par dessus le marché.

 Dans leur grande majorité, les Espérantistes semblent être très favorables au développement des langues et des cultures nationales et fortement hostiles à l’émergence de toute langue impérialiste ou de toute langue naturelle qui aurait la prétention de devenir la lingua franca à l’échelle mondiale. Même s’ils ne s’y impliquent pas forcément, ils soutiennent la défense des langues nationales. Cependant, à l’échelle internationale, ils sont naturellement un peu soupçonneux lorsqu’il est question de « défendre » une langue pour le seul motif de l’imposer par rapport à une autre qui, autrement, aurait tendance à prendre sa place. Défense qui ne serait bien évidemment inspirée que par une volonté impérialiste concurrente. C’est ainsi qu’ils se méfient naturellement des initiatives françaises qui visent à restaurer le rôle du français au sein des organisations européennes ou internationales lorsque l’ambition recherchée n’est que d’assumer le rôle que joue l’anglais en première place ou ex æquo avec ce dernier et au détriment, bien sûr, d’autres langues.

 Si les Espérantistes soutiennent totalement les efforts des ONG et diverses associations pour préserver les langues et développer les cultures nationales et même régionales, ils m’ont fait prendre conscience que, sur la scène internationale, le discours de la Francophonie officielle doit être repensé pour qu’il soit acceptable par la communauté espérantiste. Suivant l’angle sous lequel on la regarde, la Francophonie institutionnelle peut effectivement apparaître comme une entreprise d’expansion néocoloniale par le biais de la langue. Pour désamorcer ce type de critique, il est, je pense, important que la construction francophone découle d’une logique parfaite et de nécessités clairement exprimées.

 Les raisons pour lesquelles le français a reculé dans certains pays sont multiples. En Espagne et en Italie, par exemple, le français était une langue relativement bien maîtrisée par les élites jusqu’à une date assez récente. S’ils s’en sont détournés, c’est souvent à cause de la qualité déclinante de notre littérature et de notre production intellectuelle « officielle » plus généralement (ce qui n’est d’ailleurs pas étranger au fait qu’une proportion significative de cette dernière s’exprime en anglais !). La qualité de cette production est la meilleure publicité que les francophones peuvent faire de leur langue et les locuteurs d’une langue qui sous-tend une production intellectuelle qui apparaît déclinante ne peuvent jamais prétendre à une prédominance internationale de leur idiome, même secondaire, sans agacer leurs voisins.

 Il me semble, par contre, que le discours de la Francophonie institutionnelle prend toute sa force si l’on exprime haut et clair que le français véhicule un autre type de message et des valeurs différentes de celles propagées par la langue anglaise. Si les francophones veulent conserver pour leur langue un espace vraiment international et qui ne se limite pas qu’aux seuls pays francophones, c’est pour permettre aux élites mondiales d’accéder à d’autres modèles, à une autre vision du monde qui ne doit calquer le monde anglo-saxon en rien, sous peine de réduire à néant le rôle qu’elle est censée jouer. D’autre part, en ce qui concerne la communication internationale directement utilitaire, et dans la mesure où des acteurs francophones ne sont pas déjà impliqués des deux côtés de la chaîne, il faut discréditer l’usage de l’anglais au profit de l’espéranto dont la facilité d’apprentissage et le caractère neutre en font un outil d’une efficacité sans commune mesure avec celle que l’on peut raisonnablement atteindre en anglais.

 Les Espérantistes ont un bureau à Bruxelles et son personnel a un rôle très particulier. Pouvant lire dans une vingtaine de langues, le rôle de ce bureau est de rechercher tous les articles publiés par les presses de divers pays et qui soulignent les abus de la situation linguistique actuelle, surtout en Europe. Ce sont eux, par exemple, qui ont communiqué sur les forums électroniques consacrés aux langues nationales les annonces des journaux bruxellois destinées à rechercher du personnel de langue maternelle anglaise à l’exclusion des candidats qui pourraient posséder parfaitement cette langue à côté d’une autre langue maternelle ! La prise de conscience de ces cas flagrants de discrimination sur une base strictement ethnique sensibilise les esprits et déclenche des réactions hostiles à l'égard de l’impérialisme linguistique anglo-saxon. Elle est favorable à la cause des associations de défense des langues nationales, qu’il s’agisse de faire respecter le droit à travailler dans sa langue maternelle ou qu’il s’agisse de combattre l’abâtardissement des grandes langues de culture. Les Espérantistes ont donc engagé des actions offensives simplement en dénonçant de manière indirecte les abus associés à la langue anglaise à une échelle internationale. Les actions de ce type doivent absolument être soutenues et renforcées par les associations de défense des grandes langues nationales.

 La Francophonie institutionnelle s’est toujours prononcée « contre une guerre linguistique qu’elle ne pourrait gagner de toute manière ». Je ne sais pas ce qui est impliqué dans ce type d’affirmation que j’ai pu voir à plusieurs reprises dans des documents officiels. En 2001, par exemple, lors de la conférence organisée par l’AUF (Agence Universitaire de la Francophonie) à Québec sur le français langue scientifique, nous avions eu droit à un discours d’ouverture de Jean-Claude Guédon qui nous avait souligné comme « inutile et antiproductive toute confrontation entre le français et l’anglais » sans toutefois suggérer des actions de sape fort intelligentes comme celles dont les Espérantistes ont eu l’initiative. Il serait effectivement idiot de tenter de réimposer le français pour qu’il prenne la place de l’anglais dans une logique de confrontation et de concurrence, mais il serait encore plus idiot de ne pas saisir toute occasion pour saper le rôle de l’anglais et ne pas affirmer haut et clair que le rôle du français est désormais celui d’une langue non alignée, en évitant soigneusement d’évoquer une concurrence quelconque. S’il faut combattre, il ne faut surtout pas le faire sur des bases de type anglo-saxon. Il faut dénoncer sans relâche les absurdités de la communication internationale en anglais, les privilèges insensés attribués à la communauté anglo-saxonne, l’édification d’un empire aux dépens des benêts qui le soutiennent. Que pensent les diplomates étatsuniens de la « cocalification » des esprits européens ? « Le monde en redemande et est prêt à payer pour (1) ! », déclarait le consul américain à Berne à une Espérantiste, de La Chaux-de-fonds, qu’il avait eu l’occasion de rencontrer.

 

 

 

DEUXIÈME  PARTIE

 


 

"Le défi des langues", de Claude PironDans son livre « Le défi des langues », Claude Piron s’interroge sur l’efficacité de la communication internationale. Il dénonce le gaspillage actuel et préconise l’espéranto comme étant la solution la plus juste et la plus économique,  mais il dit aussi que, si une langue naturelle quelconque pouvait effectivement être maîtrisée par tout le monde, le problème de communication universelle pourrait effectivement être résolu. Peut-être que cela résoudrait effectivement le problème de « communication »,  mais au détriment des peuples dont la langue maternelle ne serait pas celle qui aurait été choisie ! Les Espérantistes se sont intéressés à mes ouvrages et plus particulièrement à « La mise en place des monopoles du savoir »,  car j’y affirme et j’y démontre que, même si une telle situation pouvait exister, elle ne serait absolument pas souhaitable pour tout un tas d’autres raisons, niant ainsi les propos de ceux qui nous disent que, si la communication internationale en anglais est de mauvaise qualité, il faut simplement consacrer plus de temps à l’étude de l’anglais pour en améliorer la maîtrise, comme si le problème de la communication internationale pouvait être résolu par une langue naturelle unique, en l’occurrence l’anglais !

 On doit donc, AU CONTRAIRE, bien affirmer qu’il y a GUERRE, mais pas une petite guéguerre entre deux codes de communication pris hors de leurs contextes. Les efforts d’anglicisation précèdent le rouleau compresseur des idées et de toute originalité indigène, chez les « élites », en tout premier lieu. Que l’on se souvienne que, en France par exemple, des énormes bévues commises par Michel Bon (France Télécom), par Jean-Marie Messier (Vivendi) ou par Pierre Bilger (Alstom) et d’innombrables autres PDG qui ont tous fait, au même moment, les mêmes sottises de gestion sur le même modèle de pensée néolibérale américanisante ! Qui peut raisonnablement être inspiré par le comportement de ces marionnettes parfaitement programmées par une idéologie qui dirige et commande de manière plus efficace que la pire des dictatures ? Quel est l’intérêt pour un étranger de cette pensée phagocitée par l’emprise des valeurs américaines ? Strictement aucune ! Si ceux qui dirigent les grandes entreprises, si ceux qui sont censés produire les idées nouvelles prennent leur inspiration ailleurs, et que cela se sache, ils ne peuvent plus prétendre à jouer un rôle de modèle pour personne.

 C’est la raison de la chute vertigineuse du nombre d’étudiants en français dans les universités espagnoles, par exemple. La littérature française actuelle, politiquement correcte, auto-censurée, rangée sagement derrière les idées anglo-saxonnes, dont la langue est appauvrie, dont la rigueur d’expression est affaiblie, est bonne à mettre à la poubelle. Elle se caractérise par son nombrilisme, son misérabilisme, son minimalisme, par les petits problèmes existentiels qu’elle met en scène, par les personnages communs, voire médiocres sur lesquels elle se focalise. Ce n’est que du papier sans valeur ! Quelle différence par rapport à ce que les Français avaient à offrir au reste du monde il y a une trentaine d’années ! Ce n’est certainement pas en faisant la promotion des ouvrages de Frédéric Beigbeder que l’on va réattirer le lectorat étranger vers les ouvrages français. Pourtant, les auteurs qui ont quelque chose à dire, ceux qui produisent véritablement des œuvres de l’esprit, existent toujours, mais un système décadent n’en fait jamais la publicité. On les trouve chez certains petits éditeurs ou encore noyés dans la masse par des plus grands éditeurs qui espèrent faire un gain sur la multiplicité des titres qu’ils offrent plus que sur la promotion des ouvrages qui ont une valeur véritable, qu’ils ne sont plus à même de reconnaître de toute manière. Ce comportement est totalement suicidaire pour un pays qui a des prétentions à l’internationalisme au sein d’un monde qu’il affirme vouloir être multipolaire !

 Si le mauvais anglais, qui est parlé à peu près partout entre peuples d’origine non anglo-saxonne (à l’exception peut-être de certains peuples européens dont la langue maternelle est de la famille germanique : Norvégiens, Hollandais, par exemple), leur permet peut-être de se comprendre à un niveau élémentaire, il a surtout pour but d’imposer partout l’Empire et ses préceptes comme le faisaient les églises pour le Vatican dans le domaine de la police des esprits dans toute l’Europe chrétienne du XVe siècle ! Encore faudrait-il préciser que l’influence du Vatican, par les principes transcendantaux qu’il diffusait, a eu un rôle éducateur, moral et civique. Or, il n’y a rien dans l’idéologie anglo-saxonne du moment qui ne soit pas inspirée directement par la recherche de l’intérêt des peuples anglo-saxons au dépens des autres !

 Bien sûr, nous ne sommes pas en guerre contre un code de communication ni contre un groupe ethnique, mais il est clair qu’il ne peut y avoir combat que quand l’ennemi est clairement désigné. Ce que nous devons combattre, c’est la conquête des esprits et tous les outils qui lui permettent d’être efficace. Détruire l’idée de langue unique, introduire l’idée de langue commune neutre font partie des stratégies à développer.

 Les considérations morales, politiques, économiques et culturelles doivent être mises en avant. Bien sûr, si l’on déborde largement du cadre purement linguistique, c’est que la langue touche en fait à tout, comme chacun sait. Je ne pense pas qu’une association ou une ONG de défense d’une langue aujourd’hui puisse continuer à tranquillement affirmer qu’elle n’a aucune coloration politique. Derrière l’anglais se cache une formidable machine à asservir les peuples. Par l’intermédiaire de l’étalon-dollar, la nation phare du monde anglophone s’est transformée, selon les termes d’Emmanuel Todd, en un « gigantesque parasite industriel » qui vit, en partie, sur le reste du monde. Ce parasite, pour détourner l’attention des gigantesques problèmes internes qu’il a à résoudre, n’hésite pas à envahir des territoires où il n’a rien à faire et à tuer des hommes, qui ont la prétention d’échapper à son emprise. Il ne faut pas oublier que l’une des hypothèses émises par le réseau Voltaire pour expliquer le déclenchement des hostilités avec l’Irak était la décision de Saddam Hussein de ne plus utiliser le dollar comme monnaie internationale pour les ventes de pétrole. N’oublions pas que les États mis sur la liste noire par les États-Unis : Iran, Corée du nord, par exemple sont précisément ceux qui essayent de remettre en question l’étalon-dollar. Cuba ne remet pas en cause l’étalon-dollar, mais affirme totalement son indépendance, ce qui est inacceptable lorsque le centre des décisions mondiales est ailleurs. C’est par consentement volontaire que la doctrine néolibérale essaye de soumettre les peuples au nouvel ordre mondial,  mais ceux qui rejettent totalement cet ordre s’exposent à des représailles militaires déclenchées sous n’importe quel prétexte. Le parasite n’hésite pas à tuer si les techniques mises en œuvre pour la conquête des esprits s’avèrent inefficaces ! Comme on peut le voir, cela va bien au-delà des questions linguistiques et culturelles.

 Il y a mille et une raisons de remettre en question le rôle que nos prétendues élites voudraient donner à l’anglais et il est sans doute dommage que Saddam Hussein n’ait pas mis l’anglais au même niveau que le dollar dans ce qui donne son principal pouvoir à l’ennemi qu’il voulait combattre.

 En résumé, ce que j’ai retenu du congrès mondial d’espéranto sont les points suivants :

-- L’espéranto est totalement viable comme langue de communication internationale pour des impératifs commerciaux et les nécessités internationales. Son acquisition se fait à des coûts négligeables par rapport à ceux qui sont associés à l’acquisition des autres langues. L’espéranto, langue artificielle, devient en fait langue naturelle, lorsque son lexique et ses structures sont associées à des situations vécues. L’espéranto est le véhicule d’une culture et d’une littérature originale et, sur les 6000 et quelques langues qui sont parlées sur la planète n’est pas en plus mauvaise posture que les 5940 dernières qui disposent chacune de moins d’un million de locuteurs à l’échelle mondiale !

-- Les langues naturelles sont des édifices complexes, qui portent en elles-mêmes les traces de leur évolution, comme c’est le cas pour le cerveau humain avec les trois cerveaux dont il est en fait composé et qui ont été décrits par Laborit. Elles sont les clés des cultures nationales et des différentiations dans les réalisations véritablement originales des divers peuples. Pour cette raison, elles sont aussi nécessaires à l’homme que la variété des espèces vivantes qui peuplent la faune et la flore.

-- Les langues naturelles sont porteuses de messages divers et la Francophonie se doit de clairement identifier son génie propre. Elle a un avenir si elle porte une vision non alignée de la société actuelle qui corresponde aux aspirations et aux besoins des peuples. Elle ne peut entrer en concurrence primaire avec l’anglais, car ses locuteurs seraient immédiatement soupçonnés de partager les ambitions démesurées de la nation phare du monde anglophone. Le français peut aspirer à une diffusion accrue à l’échelle internationale,  si et seulement si,  il sous-tend un message original porteur des espoirs, des aspirations légitimes des peuples et qu’il permette aussi leur développement. Cette recommandation s’applique naturellement à toutes les autres langues.

-- À travers des arguments linguistiques, sociologiques, politiques, scientifiques et économiques, il faut saisir toute occasion pour saper de manière systématique le rôle que tient actuellement l’anglais sur la scène internationale. À ce titre, la promotion active de l’espéranto dans certains contextes peut se révéler très précieuse. C’est par faiblesse conceptuelle que beaucoup de prétendus intellectuels et de décideurs n’ont pas compris le rôle clé que la promotion de l’usage de cette langue peut jouer. De plus, dans de nombreuses anciennes colonies britanniques, le rôle de l’anglais est de plus en plus souvent remis en question (Indes, certains pays africains par exemple). On m’a rapporté qu’au Ghana, par exemple, ancienne colonie anglaise, de nombreuses personnes de la rue refusent désormais de parler anglais avec les Occidentaux sous prétexte que l’anglais est avant tout pour eux une LANGUE COLONIALE ! Alors que certains peuples aspirent à se soustraire au carcan néocolonial, de nombreux citoyens en France, en Italie, en Allemagne et ailleurs – nos prétendues « élites » - ne rêvent que d’y entrer !

-- La prise de conscience des potentialités de l’espéranto à l’échelle internationale ne pourra se faire que lorsque un pays de taille moyenne annulera les mesures politiques visant à le discréditer comme cela a été le cas depuis qu’il a été démontré que cette langue synthétique était non seulement viable comme vecteur de communication,  mais que sa maîtrise était à la portée de tous. Cela veut dire qu’il deviendrait l’un des choix possibles pour les lycéens devant, dans le cadre de leurs études, sélectionner une langue vivante. Cela signifierait que des informations sur l’organisation du pays, sur les ministères, sur la recherche, etc. seraient mises à disposition en espéranto sur Internet, par exemple. Un grand pays comme la Chine pourrait prendre une telle initiative et elle serait probablement suivie si le gouvernement chinois déclarait, par exemple, que l’espéranto, après le chinois, aurait un statut privilégié pour la communication internationale en Chine. La Chine le fera-t-elle ? Probablement pas, car les élites politiques chinoises, mêmes si elles revendiquent farouchement l’indépendance du pays, n’en sont pas moins sujettes à une influence occidentale considérable. Tout ce qui est actuellement considéré comme « progrès », en Chine comme ailleurs, est inspiré du modèle occidental interprété essentiellement selon l’idéologie néolibérale étatsunienne. Les Chinois, tout comme les Japonais depuis Meiji, n’ont pas encore su s’affranchir de l’emprise mentale considérable qui a accompagné l’adoption des techniques occidentales et des modèles occidentaux de développement. Un pays comme la France pourrait le faire,  mais un tel degré d’indépendance dans la zone satellitaire des États-Unis serait inattendu. Avec peut-être un peu moins d’impact, l’Italie ou l’Allemagne pourrait faire de même. Toutefois, la question que je me pose est la suivante ? Ces pays en ont-ils les moyens ? À quel type de représailles s’exposerait-on ainsi ?

-- Dans tout cela, il ne faut pas oublier qu’il existe des anglophones natifs qui sont de notre côté. Les motivations sont multiples : idéal espérantiste, maintien de la diversité du monde, écœurement grandissant à l'égard de l’anglais dit « international », perte du caractère intimiste de la langue anglaise pour les anglophones natifs, etc.

-- La Francophonie institutionnelle ne peut que gagner à faire la promotion restreinte et sélective de l’espéranto selon une formule qui reste à déterminer. L’idéal d’universalisme sera ainsi directement associé au français et cela constituerait une sape très efficace et indirecte des positions actuellement occupées par l’anglais. Des initiatives similaires devraient être prises par toutes les organisations dont la raison sociale est de faire la promotion d’une grande langue de culture comme le Goethe Institut par exemple. Là encore, sont-elles suffisamment libres pour le faire ? Celui qui remet en cause le statut de l’anglais ne s’expose-t-il pas aux mêmes représailles que celui qui remet en question l’étalon-dollar ?

Charles Durand

 

 

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