Lingua Franca :

Tel un virus, le franglais se propage partout, imperceptiblement

Nous l’avons dit, répété, martelé, le monde aérospatial français massacre sa langue. Et il ne sert apparemment à rien de multiplier regrets et critiques, tout comme il est visiblement impossible d’élever le débat. Rappeler que la langue est la clef de voûte d’une culture n’émeut plus personne, tout particulièrement dans un secteur fier de sa mondialisation à marche forcée. Puisque l’usage de l’anglais est devenu le seul moyen de communiquer au sein de grandes entreprises multinationales, apatrides de fait, mieux « multidomestiques » (sic !), l’excuse est toute trouvée. À force de participer à des échanges, des réunions, des séminaires en Basic English, il suffit d’être envahi par un soupçon de paresse intellectuelle pour ne plus trouver le mot juste en français : c’est l’anglais d’aéroport qui prend peu à peu le pouvoir, qui s’installe au plus profond de nos neurones.

Entendons-nous bien, une langue doit évoluer, s’adapter à son temps, admettre néologismes et emprunts. Mais seulement là où ils sont justifiés, nécessaires, utiles. Prenons un exemple qui s’étale jour après jour dans la presse, la campagne de publicité d’Air France vantant ses petits tarifs sur le réseau intérieur. La compagnie ex-nationale affiche fièrement l’aller simple Paris-Nice à 60 euros et précise que cette offre est une initiative de « la navette by Air France ». Oui, on a bien lu, « by Air France ». Nous mettons l’agence de publicité et son client au défi de justifier cette extravagante dérive. Ce n’est pas du franglais mais une faute de goût.

L’industrie, elle aussi, se surpasse. Le grand prix de la semaine mérite sans doute d’être attribué à Eurocopter qui, dans le dernier numéro de sa revue trimestrielle Rotor, détaille la montée en cadence de la production du NH-90. Il s’agit, écrit le scribe maison, de « sérialiser » le NH-90… On se frotte les yeux, on espère un instant qu’il s’agit d’une coquille, on croit ensuite déceler une grosse distraction pour enfin se rendre à l’évidence. À Marignane, sous le soleil chaleureux de Provence, au cœur des Bouches-du-Rhône, région latine par excellence, on parle couramment le volapük.

Cette dérive, qui ne fait qu’accélérer, est accompagnée d’exceptions, bienvenues, mais qui compliquent l’analyse du problème. On s’empressera de souligner ici les efforts méritoires de l’hebdomadaire Air & Cosmos qui, dans un environnement hostile, défend très honorablement le français. Par ailleurs, quelques entreprises demeurent résolument francophones et fières de l’être, à commencer par Dassault Aviation, tandis que d’autres sont contaminées, faute de volonté suffisante qui leur permette de résister à l’envahisseur. Ailleurs, est-ce un manque de volonté ? Sans doute conviendrait-il plutôt de parler d’indifférence, de désintérêt, de paresse.

Maigre consolation, le problème n’est pas nouveau. Robert Espérou, ancien inspecteur général de l’Aviation civile et historien réputé des ailes commerciales françaises (1), a récemment exhumé un document qui en dit long sur l’ancienneté du sujet. Il s’agit d’une « instruction générale » d’Air France, datée du 15 octobre 1956, et intitulée « Respect de la langue française ». Le directeur général de la compagnie, Louis Lesieux, polytechnicien éclairé, dénonce l’abus d’anglicismes qui émaillent les documents de l’entreprise. Il s’explique : « le français a forgé les premiers mots du langage aéronautique. Nous ne saurions renier cette tradition et, encore moins, lui substituer un jargon qui risque, à la longue, par son extension, de dénaturer notre langue ».

La note de Louis Lesieux, à bien y réfléchir, est plutôt rassurante, plus d’un demi-siècle après sa rédaction. En effet, la langue française est toujours debout ! Signe de modernité, le récent sommet de la francophonie, tenu à Montreux, nous a d’ailleurs appris que le français bénéficie d’une enviable troisième place sur Internet. En d’autres termes, le plus moderne des outils de communication s’accommode parfaitement bien de la langue de Voltaire et de Clément Ader.
En revanche, les dangers viennent de partout, les assauts se succèdent. Et la qualité de la langue en pâtit dangereusement. Ici, il n’est évidemment pas question de retour sur investissement, de juteuses synergies, de parts de marché prometteuses, de réduction des coûts, de marges bénéficiaires saisies d’un heureux mouvement de hausse. Non, on parle plus modestement de la manière de dire et d’écrire. Le linguiste Alain Rey évoque plutôt la notion de code social partagé. Peu importe, finalement, la manière de l’exprimer. L’inquiétude est bien réelle.

 

Pierre Sparaco,

AeroMorning 


 

(1) Auteur d’une indispensable « Histoire du transport aérien français », Pascal Galodé Éditeurs.

 

 

Source : aeromornig.com, le 3 novembre 2010

Possibilité de réagir sur : http://www.aeromorning.com/chroniques.php?ch_id=827#

 

 

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Remarque de Charles Xavier Durand :

 

Hélas, il ne s'agit pas d'un virus mais, à l'origine, d'imposer un nouveau vocabulaire dont les vecteurs sont les médias d'une part et les capitaines d'industries d'autre part. Il ne faut pas non plus négliger le rôle de l'État qui, par le biais de certains ministères : « Éducation nationale » et « Enseignement supérieur et recherche » pour l'essentiel, amplifie ce phénomène, pensé et organisé en haut lieu. Il s'agit de l'introduction de mots anglais non traduits, de franglais ou d'anglais à la française (par exemple "relooker", "surbooké", etc.), mais aussi, à tous les nouveaux, de la tolérance d'une grammaire fautive, de constructions erronées et de fautes d'orthographe ou de diction grossières.

Un deuxième aspect du problème est l'acceptation assez générale de cette action. L'absence de réaction de la population est caractéristique d'une évolution mentale qui, malheureusement, ne semble pas souhaitable, mais pour des raisons autrement plus sérieuses que des questions de purisme. En effet, cette anarchie linguistique est symptomatique d'un laxisme généralisé du côté de la compréhension. Les locuteurs ne se font plus un point d'honneur de comprendre puisque les constructions fautives à partir d'un vocabulaire erroné aboutissent à une compréhension qui n'est plus qu'approximative.

Pour s'en convaincre, souvenons nous de l'exercice de dictée. Quels étaient les buts recherchés ? Un texte dicté qui ne contient pas de fautes a été compris à 100% par celui qui l'a rédigé et les fautes prouvent indubitablement que les relations existantes entre les diverses parties de la phrase n'ont pas été toutes saisies. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les programmes informatiques de saisie orale d'un texte n'aboutissent jamais à un texte exempt de fautes dès que l'on dicte des phrases un peu plus compliquées que « L'enfant mange la pomme ». C'est également la raison pour laquelle les programmes de traduction automatisée n'aboutissent qu'à une version imparfaite qui doit être reprise par un traducteur connaissant parfaitement la langue cible et celle d'origine.

À l'inverse, nous voyons que l'introduction d'un vocabulaire non normalisé aboutit forcément à une compréhension approximative. Avec l'usage des mots anglais non traduits, avec le franglais, nous avons vu que, en parallèle, nous avons eu également une croissance fulgurante des constructions grammaticales fautives. Le premier phénomène et le second sont allés de pair, main dans la main en quelque sorte, et ce n'est pas un hasard. S'il y avait souci de précision, il n'y aurait ni franglais, ni mot anglais non traduit. En tant que professeur d'informatique, j'ai lu, lorsque j'étais à l'université, des rapports de stage truffés de tant de fautes qu'ils auraient déclenché les sarcasmes d'un simple détenteur d'un certificat d'études du début des années 60 ! Ce type de rapport n'est pas propre à l'informatique. À travers tout le spectre des sciences et des techniques, on assiste actuellement au même phénomènes. Les gens parlent de choses dont ils n'ont plus une compréhension totale. On se contente de l'à-peu-près, de l'approximatif. Nos soi-disant élites formées dans les grandes écoles ne sont pas immunisées. Cela veut dire que le crétinisme ambiant et l'incompétence se renforcent. Ecoutez donc radio BFM (ou plutôt "BFM radio"), la radio qui se veut être de l'éco. La cuistrerie et l'imbécillité des gens sont proportionnelles à la densité de mots anglais non traduits qu'ils utilisent dans leur discours. Cette densité est également liée à la proportion de constructions fautives. Tout est lié. Le fait même que nos dirigeants ne voient même plus les portes de sortie de la crise économique actuelle en terme de mesures à prendre prouve bien que le simple bon sens est déjà parti par la fenêtre. Nous sommes les témoins d'une fantastique régression mentale chez les prétendus intellectuels des pays occidentaux d'une manière générale. Il s'agit d'une décadence de nos sociétés qui augure mal l'avenir dans un monde dans lequel l'Occident va forcément se retrouver assez vite à la traîne derrière des pays que nous ne prenions nullement au sérieux il y a encore dix ans.

La langue est le révélateur immédiat de problèmes sous-jacents extrêmement sérieux et nous ferions bien d'en prendre conscience.

Charles Durand

 

Note : « Une colonie ordinaire du XXIe siècle » de Charles Xavier Durand (275 pages), publié par « E.M.E. société » en 2010, est disponible sur la plupart des librairies en ligne. ISBN : 978-2-87525-048-3,

 

 


 

Remarque de Georges Gastaud :

 

Pour ma part, je lie l'arrachage linguistique des langues nationales, et spécialement celui de la langue française, à l'orientation politique générale de l'oligarchie patronale et financière de notre pays. Ces gens ne veulent plus de la France « ringarde », « moisie », « brailleuse », en un mot, frondeuse et républicaine. Ils cassent la langue comme ils cassent les acquis sociaux de 1945 et de 1936, comme ils cassent les libertés démocratique et la souveraineté politique du pays. Mais bien entendu, nous ne sommes pas tenus d'être tous d'accord sur les causes de ce phénomène mortel pour tenter d'en contrecarrer les effets sur le terrain proprement linguistique.

Cela dit, il y a extrême urgence, car il suffit de deux générations à notre époque pour « arracher » une langue et la reléguer au second plan. Bien entendu, cette politique de trahison nationale a des relais dans la société, car il n'est tyran que par la complicité de leurs contremaîtres (et ici la « gauche » bobo n'est pas en reste) et de leurs petits maîtres.

Donc pressons tous le pas pour activer la résistance linguistique, nous n'avons pas l'éternité devant nous !

 


Note : « Patriotisme et internationalisme » de Georges Gastaud, Éditions du CISC, 144 pages, 9 euros (Chèque à l’ordre de Georges Gastaud., 10 rue Grignard, 62300 LENS)