Manœuvres contre la loi Toubon !

 

À l'initiative de ministère de l'économie, de l'industrie et de l'environnement, plus spécifiquement de l'APII (Agence française pour les investissements internationaux), une proposition d'amendement à la loi Toubon est en préparation avec pour objectif affiché de « sécuriser l'usage des langues étrangères notamment pour les centres de décision et les centres de recherche ».

La première chose est de constater que la loi Toubon comporte une faille juridique de taille qui a été en partie comblée par la jurisprudence.

Cette faille est dans le texte suivant du code du travail :

« Art. L. 122-39-1. - Tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l'exécution de son travail doit être rédigé en français. Il peut être accompagné de traductions en une ou plusieurs langues étrangères. Ces dispositions ne sont pas applicables aux documents reçus de l'étranger ou destinés à des étrangers. »

Ce dernier alinéa a laissé ouverte une brèche que la jurisprudence, et particulièrement le jugement de la Cour d'Appel de Versailles dans l'affaire GEMS (2006), s'est attachée à combler.

En fait, la jurisprudence a restreint l'exception aux seuls « documents accompagnant les produits reçus de l’étranger et ceux accompagnant les produits destinés à l’étranger. » Pour le reste, « doivent être traduits en français les documents techniques relatifs aux produits fabriqués présents sur le marché français et ceux destinés au marché français dès lors que ces documents sont destinés aux salariés français pour l’exécution de leur travail. »

Incontestablement, le fait que le 3e alinéa de l'article L.122-39 du code de travail pose une difficulté d'interprétation crée une insécurité juridique en raison même de l'incertitude quant à la règle applicable et expose à des recours en justice notamment les entreprises peu regardantes au plan linguistique.

Aussi, la sécurisation non pas de l'anglais (c'est de lui qu'il s'agit même si on ne le nomme pas), mais plutôt des entreprises devrait d'abord consister à élever au niveau législatif ce qui a été fait par la jurisprudence. Il est en effet essentiel que la règle de droit soit connue de tous.

Il faut par ailleurs rappeler la proposition de loi de M. Philippe MARINI, déposée au Sénat le 10 novembre 2004, dont l'objet était de lever les ambiguïtés de la loi Toubon et de sécuriser non seulement les entreprises, mais aussi les salariés.

Rappelons-en les principales dispositions.

L'article 6 apporte une modification à l'article L. 122-39-I du code du travail, tel qu'il résulte de l'article 9 de la loi de 1994. Cette disposition rend obligatoire l'emploi du français dans la rédaction de « tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l'exécution de son travail ». Elle tempère cette règle par deux exceptions portant respectivement sur les documents destinés à des étrangers et sur les documents reçus de l'étranger.

Cette seconde exception paraît aujourd'hui trop largement définie : qu'ils proviennent ou non de l'étranger, les documents rédigés en langue étrangère sont également susceptibles d'être une source d'incompréhension et de gêne pour les salariés français. En outre, la mondialisation, la multiplication des groupes internationaux et le développement des communications électroniques contribuent à une augmentation sensible du nombre des documents reçus de l'étranger.

Pour éviter que l'exception prévue par la loi de 1994 n'ouvre une brèche trop importante dans un dispositif qui répond, entre autres, à des préoccupations de sécurité dans le travail, elle sera désormais restreinte aux documents provenant de l'étranger et destinés à des salariés qui soient véritablement à même de les comprendre, dans la mesure où leur emploi nécessite une parfaite connaissance de la langue concernée.

Pour l'instant cette faille a été comblée par la jurisprudence, notamment par la Cour d'Appel de Versailles dans l'affaire GEMS. Il est important que la question soit traitée au niveau législatif.

L'article 7 a pour objet d'inciter les entreprises à réfléchir à leur politique linguistique et d'ériger les pratiques linguistiques en élément du dialogue social à l'occasion de la présentation devant le comité d'entreprise d'un rapport sur l'utilisation de la langue française.

Ce rapport ne sera obligatoire que dans les entreprises et les groupes de plus de cinq cents salariés, qui disposent des structures adéquates et qui ne rencontreront donc pas de problèmes pour ce faire. Dans les autres sociétés, la présentation d'un tel rapport sera facultative et répondra à une demande expresse du comité d'entreprise ou des délégués du personnel.

Il est très important que les détails d'application de la loi se règlent par la négociation. À cet égard, l'accord conclu par la CGT avec la direction de GEMS constitue un exemple, perfectible certes, mais un exemple dont les partenaires sociaux dans les négociations à venir devraient s'inspirer.

L'article 8 vise à imposer une rédaction en français des convocations et des procès-verbaux des comités d'entreprises, de façon à garantir la bonne information des salariés.

Enfin, l'article 9 complète l'article 22 de la loi Toubon pour prévoir que le rapport annuel au Parlement sur la langue française peut donner lieu à un débat parlementaire, les différentes administrations concernées par ses dispositions étant tenues de contribuer à sa réalisation.

Il est probable que le ministère de l'économie, actionné par son ancien service transformé en EPIC, l'AFII , n'entende pas la sécurisation comme on l'entend ici, mais plutôt comme permettant à des entreprises françaises d'imposer l'anglais à leurs salariés français en toutes circonstances ce qui libérera les entreprises étrangères de toute obligation linguistique sur la base de l'idée affirmée, mais jamais démontrée que l'internationalisation et la compétitivité des entreprises passent par la conversion à l'anglais.

Il faudrait pouvoir apporter la preuve que les obligations imposées par la loi Toubon interprétées par la jurisprudence constituent un obstacle au développement économique, aux échanges et à la cohésion sociale.

Or, cette preuve est impossible. Au contraire toutes les études aujourd'hui concourent à prouver le contraire.

D'une part, beaucoup d'entreprises en France et à l'étranger n'ont pas adopté le modèle du tout-anglais et n'ont pas cédé au mirage de la langue unique (lire le Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française - 2010). Car il s'agit d'un mirage relevant de la croyance plus que de la science et de la rationalité. C'est une question d'idéologie et d'association entre une langue et un modèle de société, la société néolibérale dont on voit aujourd'hui l'étendue des nuisances. En revanche, les entreprises qui suivent le principe de réalité, c'est-à-dire celui de leurs intérêts pragmatiques, peuvent à la fois être respectueuses des langues de leurs personnels et miser sur les compétences en langues, langues de leurs clients, de leurs fournisseurs ou partenaires, comme de valeurs économiques à utiliser pour leur propre développement. La cohésion sociale, à la fois source de bien-être pour les salariés, et facteur de performance, est sauve et rejoint le souci de performance économique, finalité de l'entreprise.

D'autre part, depuis le rapport ELAN et les travaux de François Grin en Suisse jusqu'aux études les plus récentes, notamment en Suède, nous savons que ce sont les politiques linguistiques bien adaptées au terrain, donc plurilingues, qui favorisent la conquête de marchés et sont un puissant facteur d'expansion. L'investissement en langues est un investissement productif à part entière.

Le plurilinguisme pour les entreprises s'oppose au monolinguisme du tout-anglais. Le plurilinguisme est une valeur d'avenir. Le monolinguisme du tout-anglais est aujourd'hui dépassé. Il faut regarder devant soi et non derrière soi.

De ce point de vue, la loi Toubon est tout à fait adaptée. Ce n'est pas une loi de repli identitaire, ce n'est pas une loi réactionnaire, c'est au contraire une loi de raison et d'ouverture.

 

Source : L'OEP, le 31 novembre 2010

http://plurilinguisme.europe-avenir.com/index.php?option=com_content&task=view&id=4118&Itemid=36

 

 

 

 

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