Quand la France ne peut plus défendre sa langue

Bruxelles demande à Paris de ne plus imposer l'usage du français sur les étiquettes des produits alimentaires.

En 1994, la France avait décidé, sous l'impulsion de Jacques Toubon, ministre de la Culture, de proscrire l'usage de l'anglais dans les campagnes publicitaires comme dans la promotion des marques. Depuis, la Commission a considéré que la défense des langues nationales pouvait favoriser la construction européenne. Cette belle unité de façade est en train de voler en éclats. Dans un arrêt motivé, prochainement rendu public, la Commission demande à la France de ne plus imposer l'usage du français sur les étiquettes des denrées alimentaires. Si le gouvernement refusait de modifier la législation nationale, la France serait alors en infraction.

La Commission considère, en application d'une directive de 1978, qu'un pays membre de l'Union européenne ne peut pas imposer une langue déterminée pour étiqueter ses produits sans retenir la possibilité qu'une autre langue facilement comprise par les consommateurs soit utilisée. Comme il est peu probable, malgré leurs richesses linguistiques, que le finnois, le grec ou le flamand soient entendus par tout le monde, c'est l'anglais qui se généralisera.

La Commission cite même l'exemple de l'article "chicken wings" (ailes de poulet) vendu dans un fast-food, photo à l'appui. À terme, on pourra vendre de la "mustard", du "coleslaw" (salade de chou) ou des "spare ribs" (travers de porc) sans fournir de traduction. Les grandes marques, Coca-cola, Nike qui vendent leurs produits à l'échelle mondiale, en utilisant seulement l'anglais, ne manqueront pas de s'engouffrer dans la brèche que vient d'ouvrir Bruxelles.

 

Source : Le Figaro économie, journal du samedi 27 et du dimanche 28 juillet 2002

 

 

 

La France n'a plus le droit de défendre sa langue !

UNION EUROPÉENNE : La Commission s'apprête à rendre un avis qui interdit d'imposer le français sur les produits alimentaires.

 

La France ne pourra plus imposer la langue française sur les étiquettes de denrées alimentaires. La Commission de Bruxelles s'apprête à rendre un avis motivé qui interdirait à la France d'imposer la langue de Molière sur les produits. La Commission considère qu'une directive de 1978 concernant l'étiquetage et la présentation des produits interdit à une nation d'imposer une langue sans retenir la possibilité qu'une autre langue comprise par les consommateurs puisse être utilisée.

Comme le signale La Correspondance de la presse, la Commission citerait l'exemple d'un carton contenant des ai1es de poulet vendu dans un "fast-food" sous l'appellation "chicken wings". La commercialisation dudit produit serait conforme à la législation européenne si une photo explicite accompagne l'article.

Cette décision, qui marque un recul de la francophonie, va légitimer un « packaging » anglophone, car la seule langue qui puisse être comprise de tous est, bien entendu, l'anglais.

Cette position traduit un recul de la France qui avait pourtant obtenu, en 1994, quand Jacques Toubon était ministre de la Culture et de la Communication que l'on puisse imposer l'usage du français dans le monde publicitaire.

À l'époque, et dans les années qui ont suivi, Bruxelles avait considéré que la défense des langues nationales ne constituait pas une entrave à la construction européenne. Il semble désormais que ce ne soit plus le cas.

Si la France devait céder à l'injonction de Bruxelles, cette affaire dépasserait de très loin le problème des étiquettes et des modes d'emploi. Elle serait interprétée comme un fléchissement des défenseurs de la francophonie que leurs adversaires ne manqueront pas d'exploiter. Ceux-ci auront désormais plus de mal à se battre au sein de l'Europe pour convaincre leurs partenaires que la publicité doit privilégier les langues nationales.

Le slogan "just do it" de Nike n'aura pas seulement été décliné en anglais dans tous les pays européens, il aura commencé à être mis en application par la Commission qui ne tient plus compte des particularités nationales.


E. S.

 

 

Source : Le Figaro économie, journal du samedi 27 et du dimanche 28 juillet 2002

 

 

 

 

 

La culture anglo-saxonne consacrée

Comment préserver désormais le principe de l'information sur la composition du produit ?

 

Le français va-t-il devenir hors la loi au rayon frais ? La Commission européenne de Bruxelles travaille en ce sens lorsqu'elle demande à la France de modifier sa législation imposant le français dans l'étiquetage des denrées alimentaires. L'affaire pourrait également s'étendre à la publicité puisqu'une des directives européennes avancées dans le conflit qui oppose actuellement la France à l'Europe mentionne explicitement ce secteur. Bruxelles s'apprête ainsi à envoyer un avis motivé au gouvernement pour que la France se mette en conformité avec un arrêt rendu le 12 septembre 2000 par la Cour de justice de Luxembourg. Un coup de semonce qui présage d'un recours devant les tribunaux européens, si la France s'entête dans son immobilisme.

À l'origine de cette décision, un contrôle de la Direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à l'hypermarché Géant de Clermont-Ferrand en 1996. Veillant au respect du Code de la consommation, ses fonctionnaires relèvent, dans un procès-verbal, un défaut d'étiquetage sur quelques bouteilles de Coca-Cola : les informations ne figurent pas en langue française. Verdict du tribunal de police infraction à la règle de l'étiquetage en français. L'hypermarché fait appel devant le tribunal de Lyon qui renvoie l'affaire devant la Cour de justice des communautés européennes.

Celle-ci s'est déjà prononcée à plusieurs reprises sur ce sujet : les arrêts Piageme de 1991 et de 1995 forment, en effet, le cadre d'une jurisprudence antérieure que l'arrêt du 12 septembre 2000 vient confirmer. Le droit communautaire s'accorde ainsi à ce que la réglementation nationale prévoit un étiquetage ne devant pas induire en erreur le consommateur. Mais la Cour souligne l'existence de deux textes de droit européen qui viennent préciser cette disposition. C'est le cas de l'article 14 de la directive 79/112 « concernant l'étiquetage et la présentation des denrées alimentaires destinées au consommateur final ainsi que la publicité faite à leur égard ». Celui-ci s'oppose, d'après l'interprétation qu'en donne la Cour de justice, « à ce qu'une réglementation nationale impose l'utilisation d'une langue déterminée pour l'étiquetage, sans retenir la possibilité qu'une autre langue facilement comprise par les acheteurs soit utilisée ou que l'information soit assurée par d'autres mesures ». Et la Cour de stipuler dans son arrêt qu'« une telle obligation constituerait une mesure d'effet équivalent à une restriction quantitative des importations, interdite par l'article 30 du traité ».

Les ailes de poulet cuisinées à l'américaine reprendraient, par exemple, leur appellation d'origine, comme "mustard", "cheese" ou plus obscur encore "coleslaw", sans que le législateur français n'y trouve rien à redire. Seule condition posée par Bruxelles : la mention en anglais doit être associée sur le carton d'emballage à une photo explicite du contenu. Après des années de lutte pour la défense de la langue française, Bruxelles semble vouloir définitivement enterrer le dossier en ce qui concerne le "marketing" et la publicité. Précisément dans des domaines où - est-ce un hasard ? - la culture anglo-saxonne est reine.

Une autre question est également soulevée par cette décision : comment la Commission envisage-t-elle de concilier ce principe avec celui de l'information donnée à l'acheteur portant sur la composition du produit, le taux d'OGM contenu, etc. À l'heure où consommateurs et politiques exigent plus de transparence et une sécurité accrue dans le secteur de l'agroalimentaire, la remontrance de Bruxelles à l'égard de la France devrait soulever quelques réactions.

Marie Peronnau

 

Source : Le Figaro économie, journal du samedi 27 et du dimanche 28 juillet 2002

 

 

 

 

Claude Duneton : « Une attaque de la diversité culturelle »

Claude Duneton est comédien, écrivain et spécialiste de la langue française. Il est en effet l'auteur de nombreux essais et dictionnaires consacrés au « bien parlé » et au bon usage des mots.
« Imposer une langue facilement comprise par les acheteurs est une fausse bonne idée de technocrates », estime Claude Duneton.


LE FIGARO : Que pensez-vous de cette directive européenne qui nous oblige aujourd'hui à ne plus faire du français une langue obligatoire ?

Claude DUNETON. - C'est un élément de la guerre larvée que livrent, en Europe, les tenants d'une langue unique qui ne pourrait être que l'anglais compte tenu de sa force actuelle. En effet, ce n'est ni le finnois, ni le flamand ou encore le grec qui peuvent être des langues « facilement» comprises par le consommateur européen ! Seule la langue anglaise peut jouer ce rôle. Imposer une « langue facilement comprise par les acheteurs » est donc une fausse bonne idée de technocrates. Elle suppose d'ailleurs une population homogène et à leur image, c'est-à-dire suffisamment cultivée pour comprendre une langue qui n'est pas la leur. Cela conduit à reconnaître pour ne pas dire créer deux citoyennetés européennes. Celle qui parle et comprend l'anglais et celle qui en est exclue. Une telle situation ferait la part belle à une élite instruite et capable de traduction et condamnerait la grande masse des Européens à l'illettrisme.

 

Quel est le risque de dérive d'une telle affaire ?
C'est une attaque de la diversité culturelle qui règne en Europe car hypocrite. Si les instances européennes avaient affirmé officiellement que l'anglais serait demain la langue usuelle européenne, il y aurait eu immanquablement des réactions violentes. En utilisant cette fameuse périphrase, - « une langue facilement comprise » - on évite toute levée de boucliers. Cependant, une telle disposition entraîne une uniformisation, non seulement du langage, mais aussi des cultures européennes. Est-il besoin de rappeler qu'une langue témoigne d'une manière particulière de voir le monde ?

 

Ne pensez-vous pas que cette menace que fait peser la Commission européenne sur la France pose un problème de droit à l'information ?
Effectivement, une information qui est donnée dans une langue autre que la sienne est une information tronquée dans la mesure où les mots ne correspondent pas terme à terme, et ne recoupent pas forcément les mêmes choses et la même réalité. Mais cette question pose un autre problème qu'est celui de la contagion. Dans un monde où les produits sont promus par la publicité, il est certain que cette dernière reprendra leur nom dans la langue où ils sont évoqués. On peut donc facilement imaginer que le langage publicitaire sera de plus en plus l'anglais et de moins en moins les langues nationales. Il s'agit là d'une colonisation pure et simple.

 

On répète constamment que le français a toujours su faire sien des mots étrangers. Pourquoi ne pourrait-il continuer dans cette voie sans être menacé ?
Ce n'est pas la même chose d'intégrer des mots lorsque la langue et la civilisation sont dominantes et de la subir lorsque cette culture est dominée. Or aujourd'hui on ne peut que constater l'hégémonie culturelle et économique du monde anglo­américain.

Propos recueillis par Paule Gonzalès

 

 

Source : Le Figaro économie, journal du samedi 27 et du dimanche 28 juillet 2002

 

 

 

 

« Ne pas adopter une position défensive »

Yves Marek, conseiller auprès du président du Sénat, fut l'un des concepteurs de la loi Toubon. Promulgué le 4 août 1994, ce texte a pour objet la défense de la langue française et s'applique notamment à la communication publicitaire. Yves Marek réagit aujourd'hui sur les enjeux politiques et idéologiques de la procédure entamée par Bruxelles à l'encontre de la France.

« Ce contentieux entre la France et la Commission européenne témoigne d'un certain relâchement des services gouvernementaux français en charge de la question. Nous avions, à l'époque de la loi Toubon, maintenu sans répit la pression et remporté de ce fait quelques victoires.

Ainsi, la directive européenne de 1978 sur l'étiquetage impliquait que celui-ci fut formulé dans « une langue facilement comprise par le consommateur ». La France avait alors lancé une protestation à Bruxelles. Celle-ci avait d'abord porté sur la vente en multipropriété nous avions obtenu que les documents soient rédigés dans la langue nationale. Puis, en 1994, la directive de 1978 a été modifiée. Là, également, la langue nationale a été réimposée pour ce qui est de l'étiquetage.

Enfin, en 1995, s'est opéré un véritable renversement idéologique que le consensus politique est venu appuyer. Au sommet de Cannes en effet, il a été décidé que les langues nationales ne seraient plus considérées comme une barrière à la construction européenne, mais plutôt comme un enrichissement. Leur protection est ainsi devenue un acquis communautaire.

Depuis, les textes n'ont pas été retouchés. La France ne doit donc en aucun cas opter pour une position défensive. Les instances concernées devraient plutôt exiger le retrait de cet arrêt qui correspond à un affaiblissement du projet européen. Malgré toutes les polémiques qu'elle a pu susciter, la loi Toubon s'avère extrêmement efficace. Elle est appliquée à la lettre par le Bureau de vérification de la publicité, et les importateurs étrangers n'y contreviennent guère, tant les infractions sont lourdement punies.

Je pense que la disparition du français sur l'étiquetage des denrées alimentaires peut avoir des conséquences rapidement mesurables sur le paysage linguistique national. Celui-ci est une donnée fragile et facilement déstabilisable.

Propos recueillis par Sonia Devillers 

 



Source : Le Figaro économie, journal du samedi 27 et du dimanche 28 juillet 2002

 

 

 

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