L'accord numérisation BnF-Proquest en anglais : que fait-on de la loi Toubon ?

To be, or not to be...

Depuis la diffusion des accords de numérisation, amplement caviardés et amputés de leurs parties les plus essentielles, le partenariat public privé réunissant les différentes sociétés en charge de la numérisation des œuvres du domaine public n'en est pas plus clair. Et dans le cas de Proquest, on peut dire que la situation s'est amplement opacifiée. Comme si l'on avait besoin de cela...

 

 

C'est en effet un contrat rédigé en anglais que l'on peut découvrir, entérinant le contrat passé entre BnF-Partenariat et la société Proquest. Par ce dernier, les ouvrages publiés avant 1700 et archivés par la BnF seront donc transformés en version liseuse (livre numérisé accessible sur une tablette électronique), et commercialisés. Sur l'ensemble des livres, 5 % seront en consultation gratuite, et il faudra encore attendre 10 ans que l'exclusivité retombe.

Entre temps, les ventes présumées de ce catalogue iront dans les caisses... d'on ne sait trop qui. Ce qui rend caduc le montage financier, c'est qu'en période de crise, faire en sorte que le ministère de la Culture paye pour la numérisation des œuvres, avant que l'on ne revende, notamment, aux bibliothèques universitaires, les bases de données - donc que le ministère de l'Enseignement supérieur paye en retour - relève du non-sens. Surtout, il a été montré de nombreuses fois que l'on n'avait en rien besoin de recourir à un PPP dans ce genre de cas de figure. Mais soit, après tout, marcher sur la tête est quelque chose d'admis.

Do You Speak English ? Nan, Doyou s'pique les yeux !

Ce qui l'est en revanche bien moins, c'est ce que relève Hervé Le Crosnier, de C&F Éditions. Ce dernier trouve en effet étrange, pour le moins, que le contrat ait été passé en anglais, alors que la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française précise très clairement, dans son article 5 :

« Quels qu'en soient l'objet et les formes, les contrats auxquels une personne morale de droit public ou une personne privée exécutant une mission de service public sont parties sont rédigés en langue française. Ils ne peuvent contenir ni expression ni terme étrangers lorsqu'il existe une expression ou un terme français de même sens approuvés dans les conditions prévues par les dispositions réglementaires relatives à l'enrichissement de la langue française.

.../...

Les contrats visés au présent article conclus avec un ou plusieurs cocontractants étrangers peuvent comporter, outre la rédaction en français, une ou plusieurs versions en langue étrangère pouvant également faire foi. »

Une partie à un contrat conclu en violation du premier alinéa ne pourra se prévaloir d'une disposition en langue étrangère qui porterait préjudice à la partie à laquelle elle est opposée.

En contraignant l'établissement à publier les contrats, la CADA estime donc que BnF-Partenariat, bien que société privée, dépendait de la BnF, (dont le président, Bruno Racine, est alors président de BnF-Partenariat), et remplissait des missions de service public. Or, on trouve tout de même une possibilité qui permet que ne soit pas appliquées les dispositions relatives à l'obligation de contracter en français, toujours dans le cadre de l'article 5.

« Ces dispositions ne sont pas applicables aux contrats conclus par une personne morale de droit public gérant des activités à caractère industriel et commercial, la Banque de France ou la Caisse des dépôts et consignations et à exécuter intégralement hors du territoire national. Pour l'application du présent alinéa, sont réputés exécutés intégralement hors de France les emprunts émis sous le bénéfice de l'article 131 quater du code général des impôts ainsi que les contrats portant sur la fourniture de services d'investissement au sens de l'article 4 de la loi n° 96-597 du 2 juillet 1996 de modernisation des activités financières et qui relèvent, pour leur exécution, d'une juridiction étrangère. »

L'inventivité du partenariat à protéger...

M. Le Crosnier n'en finit pas de s'étonner : « S'il est impensable de distinguer BnF-Partenariat de la mission de service public exercée par la BnF, peut-on considérer que l'activité menée dans ce contrat relève uniquement des activités “à caractère industriel et commercial” ? Et cela d'autant plus que l'annonce publique a été faite directement par le Ministère de la Culture et de la Communication. »

Un propos peut-être nuançable, en pratique : « Concrètement si dans un marché public, un contrat conclu en anglais doit comporter une traduction certifiée, il n'est pas rare que l'administration conclut des conventions directement en anglais, pour des questions pratiques tout simplement », nous explique une juriste. Ce qui n'exclut bien entendu pas la possibilité toutefois d'échanges en français, au préalable.

Mais poursuivons le raisonnement : la CADA, dans son avis, a retenu que la mission de numérisation est une mission d'intérêt général, sinon la communication n'aurait pas été retenue. Ce qui serait plus contestable, c'est que la CADA protège bien le montage juridico-financier-comptable qui a permis la conclusion de ce contrat, considérant que celui-ci marquait une « inventivité ». Cela impliquerait, alors que la CADA n'est pas protectrice de l'administration en temps normal, que la BNF ait donc dû argumenter pour sauver son montage de la communication.

C'est plus fin qu'une simple protection du secret industriel et commercial, puisque la CADA va jusqu'à reconnaître que le contrat lui-même et pas seulement ce que Proquest peut faire en numérisant les œuvres doit être protégé.

Toubon ou Allgood ?

Reste que, a priori, l'ensemble pourrait bien être contraire à la loi Toubon, tout en gardant à l'esprit que le montage juridico-financier protégé a quelque chose à voir avec la soumission du contrat au droit britannique beaucoup moins contraignant que le nôtre.

Prenons un autre exemple : en temps normaux, la CADA regarde logiquement les objectifs du contrat pas le seul contenu. Dans le cas présent, la CADA se serait défaussée pour une « inventivité » du montage juridico-financier donc du contrat - et non pas des prouesses techniques ou intellectuelles qui vont être utilisées pour numériser les œuvres. Quel montage juridico-financier peut présenter un intérêt technique suffisamment novateur pour en oublier l'objectif ? Ce que l'on peut en conclure, c'est que ce n'est pas un simple PPP. Il qu'il n'est pas pas juste détourné, sans quoi il sombrerait dans une forme de METP (Marché d'entreprise de travaux publics, chose relativement interdite) : il existe donc une subtilité dans tout cela, qui continue de nous échapper.

« Il est évidemment exclu d'imaginer que cette numérisation pourrait s'exécuter intégralement hors du territoire national, même si les parties techniques concernant cet aspect de la numérisation sont masquées sur le document rendu public », poursuit Hervé Le Crosnier. Et de s'interroger, en toute légitimité : « Comment le Ministère de la Culture, qui abrite la Direction générale de la langue française a-t-il pu fermer les yeux sur ce manquement à la Loi ? Peut-on vraiment penser que l'aveuglement sur le statut des œuvres concernées, ait été si grand que seul le caractère "industriel et commercial" ait été retenu ? »

Affaire à suivre...

 

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Source : actualitte.com, le jeudi 2 mai 2013

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http://www.actualitte.com/bibliotheques/l-accord-numerisation-bnf-proquest-en-anglais-que-fait-la-loi-toubon-42102.htm

 

 

 

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