Le jour où l’anglais s’éteindra

Avec les progrès de la traduction automatique, plus personne à l’avenir n’aura besoin d’une langue de communication universelle. La thèse iconoclaste d’un linguiste britannique.

© Dessin de Pudles paru dans The Economist, Londres.

“Quelqu’un parle anglais ?”

 

« Je parle latin à Dieu, italien aux musiciens, espagnol aux soldats, allemand aux laquais, français aux dames et anglais à mon cheval* », aurait dit Charles Quint au XVIe siècle. La plupart des ouvrages consacrés à l’anglais mentionnent cette phrase pour mieux faire remarquer que cette langue que l’empereur jugeait peu raffinée est désormais un colosse qui domine le monde. 

Le linguiste britannique Nicholas Ostler, lui, reprend la citation dans son livre The Last Lingua Franca : English Until the Return of Babel [La dernière lingua franca : l’anglais, jusqu’au retour de Babel], pour montrer que le triomphe d’une langue n’est jamais définitif. Comme les empires (et souvent avec eux), les langues connaissent une ascension et un déclin, et l’anglais, selon Ostler, ne fera pas exception. 

Attachement durable

L’anglais est la première lingua franca véritablement mondiale, si par « mondiale » on entend « utilisée sur tous les continents habités ». Dans le monde d’antan, moins étendu et moins interconnecté, beaucoup d’autres langues ont tenu le même rôle et joui du même prestige. L’Antiquité a eu l’arabe, l’araméen, le grec, le latin, le pali, le persan (qui fut la langue de l’administration et des érudits pendant près de mille ans en Inde et dans la plus grande partie de l’Asie centrale turcophone), le sanskrit et le sogdien [langue parlée au Moyen Age dans l’actuel Ouzbékistan]. Parmi les langues universelles modernes, figurent le français, l’allemand (qui a été la principale langue scientifique jusqu’à l’arrivée du IIIe Reich), le latin (qui est resté une langue d’érudition bien après qu’elle eut cessé d’être parlée), le portugais, le russe et l’espagnol. 

Ces langues, autrefois dominantes, sont confinées aujourd’hui aux régions où elles sont l’expression dialectale de la population. Même si, au sommet de leur influence, certaines ont rayonné au-delà de leur nation d’origine, devenant la première langue d’un grand nombre de locuteurs (l’espagnol et le portugais en Amérique latine, par exemple), rares sont celles qui ont conservé leur statut d’antan. 

Pour comprendre les raisons de ce déclin, nous dit Ostler, il faut examiner les facteurs qui ont permis leur essor : ce sont, le plus souvent, les conquêtes, le commerce et les conversions. 

Les peuples conquis ou soumis sont contraints d’apprendre la langue de la puissance dominante ; les commerçants adoptent celle qui leur donne accès aux marchés ; les convertis apprennent celle de leur nouvelle religion. Mais ces modes d’incorporation de nouveaux locuteurs ne favorisent pas un attachement durable. La langue acquise n’est pas appréciée pour elle-même mais pour les avantages qu’elle est censée procurer – et uniquement tant que ces avantages l’emportent sur leur coût. Quand de nouveaux conquérants arrivent, les populations changent de lingua franca (l’espagnol a ainsi remplacé le nahuatl dans l’Empire aztèque et le quechua dans l’Empire inca). 

L’expansion d’une nouvelle religion peut faire progresser une langue (comme l’islam l’a fait avec l’arabe) ou au contraire l’affaiblir (comme la Réforme avec le latin). Et puis il y a toujours un ressentiment contre une langue imposée, nécessitant un apprentissage et favorisant ainsi les élites au détriment de ceux qui n’ont pas accès à l’éducation. Les langues universelles prestigieuses sont clivantes et donc instables. 

L’anglais à l’ère de la mondialisation est souvent décrit comme un cas unique en son genre. Pour les tenants de ce point de vue, il diffère à deux égards des langues dominantes qui l’ont précédé : il n’a aucun rival de poids et, même si ce sont au départ les conquêtes, le commerce et les missionnaires qui ont favorisé sa diffusion, son rayonnement ne repose plus sur la coercition. De ce fait, il ne connaîtra pas le sort des langues universelles qui l’ont précédé. 

Optimisme technologique

Pour Nicholas Ostler, toutefois, cette thèse ne prend en compte ni ce qu’il en coûte d’assurer la pérennité d’une lingua franca (il n’est pas vrai que l’anglais soit universellement aimé) ni l’attachement profond et durable des gens à leur langue maternelle. Depuis des millénaires, nous sommes prêts à transiger sur notre loyauté linguistique si nous y trouvons des avantages ; mais nous préférons bénéficier de ces avantages sans avoir à transiger. Ostler est convaincu que nous pourrons bientôt le faire. Car l’anglais, affirme-t-il, sera la dernière lingua franca. Avec l’affaiblissement de l’hégémonie anglo-américaine, il perdra en influence, mais ne sera supplanté par aucune autre langue universelle. Nous assisterons plutôt à un retour à l’état de Babel, favorisé par les avancées technologiques. Grâce aux progrès du traitement automatique des langues, « tout le monde parlera et écrira dans la langue de son choix et pourra se faire comprendre ». On pourra objecter que cette thèse repose sur un optimisme technologique irréaliste et accorde une importance excessive au prétendu lien primordial unissant les locuteurs à leur langue maternelle, lien dont certains diraient qu’il est une création du nationalisme européen du XIXe siècle. Mais, quand bien même Ostler aurait tort de prédire le retour d’un multilinguisme babélien, il n’a pas tort de dire que l’anglais ne conservera pas éternellement son statut de numéro un mondial. Le paysage linguistique est voué à changer en fonction des réalités politiques et économiques.

 

Deborah Cameron,

The Guardian

 

Note : * Cette phrase connaît des variantes selon les pays. En France, elle se décline de la sorte : « Je parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à mon cheval. » Et en Allemagne : « J’ai appris l’italien pour parler au pape. Je parle espagnol à ma mère, anglais à ma tante, allemand à mon cheval et français à moi-même. »

 

 

Source : courrierinternational.com, le jeudi 27 janvier 2011

http://www.courrierinternational.com/article/2011/01/27/le-jour-ou-l-anglais-s-eteindra

 

 

 

 

Haut de page