ENSEIGNEMENT
Le français à la peine chez les
Anglais
Au Royaume-Uni, seule une petite
élite sait encore manier la langue de Molière. Celle-ci
a pourtant d’autres attraits que son simple usage en
vacances, tempête un amoureux de la francophonie.
L’enseignement du français dans les
universités du Royaume-Uni, déjà sérieusement menacé,
semble appelé à disparaître d’ici quelques années. Les
raisons de cette disparition, multiples et variées,
incluent l’idée que toute personne digne d’intérêt parle
forcément l’anglais. Les étudiants qui choisissent cette
branche sont d’année en année moins nombreux, et la
survie des départements d’études françaises est
compromise. Le pire, c’est que le gouvernement et le
public britanniques ont accueilli cette nouvelle
déprimante – du moins pour ceux qui enseignent le
français à l’université – avec un retentissant « Et
alors ? ». Dans une certaine mesure, leur réaction est
compréhensible. Pourquoi devrait-on, dans le sombre
contexte économique actuel, se préoccuper de la
situation désespérée d’une discipline considérée comme
snob, élitiste et sans utilité aucune ? La perception
largement répandue selon laquelle la littérature et le
cinéma français actuels ne seraient que nullité
prétentieuse n’aide pas la cause. Le consensus en
vigueur semble faire écho à la phrase de la star
britannique Jarvis Cocker [chanteur du groupe Pulp]
(installé de longue date à Paris) : « Vous pouvez vous
la mettre où je pense votre Année en Provence » [célèbre
ouvrage de Peter Mayle sur la vie d’un expatrié
britannique dans le Sud de la France]. À vrai dire, je
suis plutôt d’accord avec Jarvis. Je considère que
l’étude du français au Royaume-Uni est une chose
beaucoup trop importante pour être laissée à la seule
élite francophile de la classe moyenne.
Moi qui ai travaillé pendant plus de
vingt ans comme professeur d’études françaises, j’ai
toujours détesté cette image idéalisée que certains ont
de la France, et notamment celle de touristes arrogants
sirotant un pastis en Dordogne. Mon expérience de la
France ne saurait être plus éloignée de la leur. J’ai
grandi à Liverpool, dans un milieu ouvrier. Je suis allé
à Paris pour la première fois dans les années 1980, pour
y acheter des disques qu’on ne trouvait pas chez nous,
notamment du raï et de l’afrobeat. Je suis aussitôt
tombé amoureux de Barbès, un quartier difficile dans le
nord-est de Paris qui accueille un grand nombre
d’immigrés. Je suis aussi tombé amoureux d’écrivains
comme Louis-Ferdinand Céline et Émile Zola, qui
décrivent dans leurs œuvres le Paris populaire. Cette
première visite a marqué chez moi le début d’une
fascination pour la culture nord-africaine de Paris. Je
ne suis pas du tout un francophile, du moins dans le
sens classique du terme (au contraire : plus je passe de
temps à Paris, plus je considère que les Parisiens
méritent leur mauvaise réputation). La partie la plus
intéressante de mon travail consiste à interpréter le
monde francophone qui, s’il se retrouve partiellement à
Paris sous forme de microcosme, dépasse largement les
frontières de la France. C’est ce travail qui m’a amené,
au cours des dernières années, à visiter Bucarest, Alger
ou Montréal.
L’étude du français a fait émerger en moi
un nouveau paysage mental. Les œuvres françaises, de
Voltaire à Sartre en passant par Houellebecq, procèdent
d’une dynamique de confrontation, inspirée par de
grandes idées, qui n’a pas d’équivalent dans le monde
anglophone. C’est ce qui, dans la littérature française,
a séduit des écrivains anglais marginaux tels que George
Orwell ou Will Self. Ce n’est rien de moins qu’un
phénomène politique. Pour un intellectuel de la classe
ouvrière (ainsi me qualifiais-je lorsque j’étais
étudiant), le fait de parler et de comprendre le
français permet de surmonter beaucoup des stupides
préjugés de classe qui règnent au Royaume-Uni.
Il est tout aussi significatif qu’au XXIe
siècle des membres de la diaspora de l’Afrique ou du
Moyen-Orient, installés à Londres, Berlin ou Rome,
construisent, pendant que j’écris ces lignes, une
nouvelle relation avec l’Europe et l’européanité à
travers une langue française qu’ils se sont appropriée.
Chose intéressante, cette relation s’établit en marge de
la culture française officielle. Le rôle des études
françaises n’est donc pas de faire la promotion de la
France ou de la francité, mais de nous aider à
comprendre comment fonctionne le monde francophone (et
de déterminer s’il fonctionne).
Cela étant dit, il reste à adapter notre
enseignement du français aux réalités du XXIe
siècle. Pour commencer, nous devons considérer le
français comme une langue internationale, et non le
privilège de touristes britanniques braillards. Le
français est parlé dans le monde entier. Du Maroc au
Québec en passant par le Sénégal, les auteurs
francophones ont beaucoup à apprendre aux Britanniques
sur l’extrême complexité du monde postcolonial. Ils
devraient dès lors être lus par tout le monde, sans
distinction de classe ou de race, et non pas seulement
par ceux qui ont la chance de fréquenter une école
huppée. Laisser les études françaises devenir une pièce
de musée réservée aux seuls spécialistes serait non
seulement un acte de vandalisme culturel, mais également
une attaque en règle contre les premières
manifestations de la mobilité sociale au Royaume-Uni.
Les jeunes Britanniques ont le droit de connaître le
monde qui existe au-delà de l’univers anglo-saxon, et je
considère que l’étude du français est l’un des meilleurs
moyens d’y parvenir. Cela me semble un argument valable
– et c’est là que mon point de vue rejoint celui de
Jarvis – pour refuser de laisser ceux qui aiment trop la
France s’approprier ou abolir les études françaises.
Andrew Hussey,
Né en 1963, Andrew Hussey est le doyen de
l’Institut de l’université de Londres à Paris (ULIP),
seule antenne de la prestigieuse institution en Europe
continentale. Historien de la culture et biographe, il a
écrit plusieurs ouvrages sur Georges Bataille et Guy
Debord. Son Histoire secrète de Paris (éd. Max
Milo, 2008) a été saluée par la critique des deux côtés
de la Manche. Il collabore régulièrement avec
The Observer.
Source :
courrierinternational.com, le 10
février 2011
Possibilité de réagir sur :
http://www.courrierinternational.com/article/2011/02/10/le-francais-a-la-peine-chez-les-anglais