D'ici et d'ailleurs
L'anglais, langue en péril

Par Élie BARNAVI , le samedi 3 juillet 2010

 

 

Vous vous dites que le français recule partout dans le monde sous les assauts de l'anglais. Vous constatez par ailleurs qu'il est miné chez lui par une novlangue indigente et difforme. Eh bien, sachez que l'anglais ne se porte guère mieux. Vous ne me croyez pas ? Vous ne voyez vraiment pas qui menacerait l'idiome impérial qui domine la planète ? Mais lui-même, pardi.


L'anglais paie le prix fort de son hégémonie. Car le « globish » disgracieux que l'on ânonne d'un bout à l'autre de notre monde globalisé n'a rien avoir avec la langue abondante, élégante et infiniment plastique qui a fait les riches heures de la littérature d'expression anglaise, depuis Chaucer jusqu'a Rushdie. Apparemment, des Anglais ont commencé à s'en apercevoir. Et à s'en inquiéter.


Voici une trentaine d'années, un certain Joe Clifton a fondé la Queen's English Society.            « L'anglais de la Reine », c'est ainsi que les Anglais désignent, non sans une pointe d'ironie, l'idiome châtié des élites. Dernièrement, un membre de l'association, Martin Estinel, traducteur et interprète retraité a entrepris de mettre sur pied une Academy of English sur le modèle de... l'Académie Française. L'homme est conscient qu'il arrive avec près de... quatre siècles de retard. Mais mieux vaut tard que jamais, n'est-ce pas, et le triomphe même de l'anglais le rendant vulnérable, il est grand temps de créer une institution qui dise enfin ce qui serait, dans ses mots, "good, correct, proper English". Pourquoi, après tout, ce qui est bon pour le français, l'espagnol ou l'italien, ne le serait pas pour l'anglais ? Et voilà notre moderne Malherbe en quête d'une « charte royale » qui conférerait à son académie le cachet officiel qui lui manque encore. Comme l'Académie Française, la vraie.

 

les Anglais ont laisse à leur langue la bride sur le cou.

Mais cela leur a valu Shakespeare...


Il n'en sortira rien, bien sûr. On peut débattre des mérites comparés des deux systèmes, les Anglais ont laissé à leur langue la bride sur le cou, et cela ne leur a pas trop mal réussi puisqu'il leur a valu Shakespeare. En revanche, la discipline française a produit un outil de grande précision. Tous ceux qui ont eu l'occasion de traduire de l'anglais vers le français le savent : l'anglais est riche de phrasés à double sens. Soit dit en passant, cela non plus ne va pas sans quelque avantage. C'est grâce au flou artistique de l'anglais que la fameuse résolution 242 consécutive à la guerre des Six-Jours a pu passer au Conseil de sécurité : que veut dire se retirer "from territories" : de territoires où des territoires ? En français, il faut choisir...


II n'en sortira rien, d'abord parce que les Anglais sont traditionnellement rétifs à ce genre de règlementation. Mais surtout parce qu'une académie du bon usage sied à notre époque démocratique comme le tutu à l'hippopotames. Au regard de l'histoire de leur influence décalée dans le monde, la vraie différence entre le français et l'anglais est simple, et n'a rien à voir avec l'existence ou non d'un gardien officiel du temple. Au temps de l'hégémonie du français, en gros du XVIIe siècle à la Première Guerre mondiale, lorsque les Américains ont fait irruption sur la scène du monde, le français était l'idiome des élites, et on le parlait avec la même distinction à Saint-Pétersbourg, Berlin ou Varsovie, qu'a Paris ; aujourd'hui, l'anglais, ou le sabir qui lui en tient lieu, est l'idiome des masses.


Ce n'est pas une académie qui changera cela. Que les valeureux défenseurs de l'anglais de la Reine ne s'en offusquent pas trop ; le français n'est pas logé à meilleure enseigne, et leur propre académie n'y peut rien.  

 

Élie BARNAVI
 

 

Source : Marianne n°689, journal du 17 au 23 juillet 2010