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POINTS DE VUE, LIBRES OPINIONS... POUR ALLER PLUS LOIN

 Claude Hagège

 « L'anglais

menace le 

français et la diversité

même des

langues »

« Posséder les mots et les diffuser, c'est posséder la pensée »,  explique le linguiste Claude Hagège. Retraçant dans son dernier ouvrage l'histoire commune du français et de l'anglais, il analyse l'actuelle domination de l'anglo-américain, qui formate la pensée de la majeure partie de la planète, et lance un appel à la résistance.

 PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE MÉRITENS

 

 Claude Hagège,

  professeur au Collège de France,

  locuteur d'une vingtaine de langues,

  lauréat du prix Volney décerné par l'Institut de France

  et titulaire de la

  médaille d'or du CNRS,   

  la plus haute distinction  

  scientifique française,    

  est l'auteur  d'ouvrages

  majeurs de linguistique  

  contemporaine.                   

  Il publie « Contre la pensée unique ».

 

Dans notre monde globalisé, quelle est la pertinence de votre combat, dont on pourrait supposer qu'il est perdu depuis longtemps ? Claude Hagège - Mon combat n'est pas contre quelque chose autant que pour quelque chose, à savoir la diversité des langues. Je me bats accessoirement, et d'une manière corollaire, contre la domination d'une seule langue, car je demeure persuadé qu'un univers dans lequel il n'y aurait qu'une seule langue internationale ne pourrait que nous amener à mourir d'ennui. Peut-être mon livre est-il moins indispensable que la nature des choses ne le fait : la diversité est à ce point dans la nature que l'anglais - à supposer que les langues soient des espèces vivantes, ce qu'elles sont, notamment - n'échappe pas à cette loi du vivant, la diversification. En ce moment même, il se créolise en divers idiomes qui, s'éloignant des normes de la grande banlieue de Londres et de la région des Grands Lacs (Chicago, Détroit), vont de l'anglais indien à l'anglais ougandien en passant par les variantes thaïe, philippine, kenyane, tanzanienne. Mon engagement est donc secondé par l'évolution même du vivant.

Comment l'anglais a-t-il dominé la planète et, particulièrement, le français ?

Tout a commencé avec l'expansion du libre-échange, l'anglais dominant progressivement les autres langues en Europe, puis se répandant dans l'espace colonial. Fin XVIIIe, début XIXe siècle, le français a continué d'avoir en apparence une grande audience - nous sommes à l'époque de la Révolution, de la Restauration et du romantisme - alors que l'anglais l'emportait déjà.  L'un des marqueurs historiques de cette régression est le traité de Paris de 1763 qui mit fin à la guerre de Sept Ans entre la France et la Grande-Bretagne. Traité capital qui redistribua entièrement les cartes en Amérique du Nord. Si, quelques an-nées plus tôt, Louis XV et Choiseul n'avaient pas refusé au marquis de Montcalm, officier de génie, les renforts que ce dernier demandait, la face du monde en eût été changée. Abandon de Dupleix aux Indes, puis de Montcalm en Amérique, on ne peut malheureusement refaire l'Histoire. Farouchement hostile à l'idée d'une Nouvelle-France, qui existait pourtant depuis François Ier, le Premier ministre de George III, William Pitt, s'est acharné à nous chasser d'Amérique, laquelle fut pourtant notre première zone d'expansion.

« La pensée unique

véhiculée par l'anglais

est essentiellement

articulée sur le profit »

 

Le traité de Paris entraîna l'abandon de la Nouvelle-France qui, depuis environ deux cent soixante ans, s'étendait de la Floride à l'Alabama, au Nebraska. au Montana jusqu'à l'extrême Grand Ouest C'est ainsi que nous avons perdu une zone d'influence immense qui ferait du français aujourd'hui une langue planétaire bien plus que l'anglais. Dès lors que la suprématie maritime de la Grande-Bretagne s'affirmait et que se développait son libre échangisme, le sort du français face à l'anglais était scellé.

Quelle définition donnez-vous de la pensée unique imposée par la suprématie de l'anglais ?

Celle d'une pensée néolibérale essentiellement articulée sur le profit, avec ces quelques corollaires : mollesse des convictions, absence d'aspiration à la rénovation, conformisme extrême, instinct grégaire, défaut d'esprit critique. Autant de caractères en étroite relation avec le terreau économique où l'unique idéologie est celle de l'enrichissement. D'où le lien logique entre cette pensée unique d'obédience néolibérale et l'autre pensée unique : l'absence de pensées diverses. Le tout étant véhiculé par l'anglais.

On vous répondra que la sensibilité néolibérale existe aussi en France...

À condition qu'elle ne perde pas un certain souffle critique. La France a un autre message à délivrer - j'en veux pour preuve la tradition révolutionnaire -, le néolibéralisme à la française ne saurait donc être purement mimétique du néolibéralisme anglo-américain.

Mais la réalité est celle-ci - que j'expose dans le livre : le façonnement des esprits s'opérant par la langue, il va de soi que l'exportation de l'anglais joue un rôle essentiel dans la diffusion de l'idéologie américaine et de la conception que l'on se fait, outre-Atlantique, de la politique et de la démocratie. Posséder les mots et les diffuser, c'est posséder la pensée. Dans la mesure où les mots que l'on entend promouvoir sont ceux de l'anglais, et où le forum planétaire a un centre qui se trouve aux États-Unis, il apparaît clairement que la philosophie à visée universaliste que l'on semble vouloir instaurer, loin d'être apatride, est en réalité celle que promeut la conviction d'une mission universelle de l'Amérique, et d'elle seule. Sans oublier non plus l'aspect purement mercantile de son "way of life" et de l'invasion de la planète par ses productions.

On vous taxera d'antiaméricanisme primaire...

Précisément, non  ! Pour celles ou ceux qui, lisant cet ouvrage, y supposeraient une hostilité aux États-Unis, je précise qu'une telle attitude serait aux antipodes de ma pensée. L'inspiration principale de ce livre m'est venue d'amis américains, notamment des universitaires, qui m'ont dit : « Puisque tu as une audience, écris donc un livre rappelant aux Européens que cela suffit, vraiment, de cette invasion de ce que nous produisons de moins bon chez nous. Restez vous-mêmes ! » Tout comme moi, ils sont persuadés de la nécessité d'une diversité des pensées, des cultures et des langues.

Pourriez-vous illustrer la différence entre les modes de pensée français et anglo-américain ?

Un simple exemple : "whistle-blower", littéralement « celui qui souffle dans un sifflet », dont la seule traduction en français sera « délateur » ou « dénonciateur ». C'est pour nous un vil sycophante. Pour traduire ce terme de "whistle-blower", nous n'avons pas d'équivalent qui ne soit à forte connotation péjorative. Alors que dans le monde anglo-américain, l'individu qui, métaphoriquement, souffle dans un sifflet est en fait celui qui informe les autorités sur le comportement d'un délinquant ou de quelqu'un qui commet une infraction à une loi. D'où l'utilisation des délateurs dans la justice américaine. Songez à l'énorme importance de l' "unlawful" aux États-Unis, alors qu'en France la notion même d'illégalité provoque parfois un sourire. Elle n'est pas chez nous violemment rédhibitoire et peut même attirer une certaine forme de sympathie. Cette différence s'articule sur notre Révolution française, comme avec ce qui sous la monarchie, notamment sous Louis XV, apparaissait comme de l'esprit critique - et, bien plus avant, avec la remise en cause de l'autorité la plus haute par Étienne Marcel sous le règne de Jean le Bon.

Il s'agit non pas de prétendre que les Français soient systématiquement rebelles aux dispositions légales encadrant notre vie, mais d'observer une attitude bien plus distanciée. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.

« Les institutions

européennes sont devenues

le moteur principal

de l'américanisation »

 

Le français est avec l'anglais l'une des deux seules langues parlées sur tous les continents. Les zones d'influence respectives du français (en bleu) et de l'anglais (en rouge). Les chiffres indiqués ci-contre, compte tenu de la complexité des données, ne peuvent être considérés que comme des estimations.

 

Vous qui êtes radicalement hostile à la mondialisation, vous établissez un distinguo entre mondialisation et globalisation...

Et cela d'autant plus que l'anglais n'a qu'un seul mot pour ce concept : "globalization". Si l'on entend par « globalisation » la meilleure part de la mondialisation, c'est-à-dire un fort volume d'échanges permettant à de nombreux pays d'améliorer leurs performances industrielles et de bénéficier d'une vaste circulation de produits (dont certains demeurent malgré tout de pur profit), il serait vain d'essayer de la juguler ou de la contenir. En revanche, j'entends par « mondialisation » le comportement qui consiste à répandre, voire à imposer les produits de l'industrie américaine. Permettez-moi cette anecdote : il y a quelques années, j'ai assisté à une réunion d'anciens élèves de Harvard, lesquels occupaient le sommet du pouvoir aux États-Unis. Un ami m'avait prévenu qu'il allait me faire vivre une expérience unique - et de fait, demeurant invisible, j'ai pu observer par une petite fenêtre placée en hauteur une assemblée de gens qui se rencontraient de manière informelle, entre "alumni", vêtus de jeans et de chemises à carreaux. L'un d'entre eux, qui n'était pas un mince per­sonnage, a dit : "Foreigners do not know éat, as a matteroffact, globalization isus !"

Sous prétexte de mondialisation, nous voyons ici la dernière carte abattue par les États-Unis pour enrayer le déclin de leur économie. Les anti-Américains se réjouiraient de cet affaiblissement, mais partager ce sentiment serait une erreur, car nous, Européens, sommes étroitement solidaires de la prospérité des États-Unis, comme de leur capacité à réguler le monde. Leur décadence entraînerait pour nous de graves conséquences. Cela dit, la nouvelle contre-attaque pour relancer l'hégémonisme américain face aux affirmations nationales, dont celles du tiers-monde et des pays émergents, n'est réellement efficace que si les États-Unis ne se contentent pas de la diffusion de leur culture et de leur langue par les voies « naturelles » de la suprématie économique, politique et militaire, mais passent à l'offensive. Ils continuent de s'appuyer sur la conviction que leur intérêt se conjugue avec le bien de l'humanité et, par conséquent, que la mondialisation, sursaut puissant, ou avatar contemporain du capitalisme, est compatible avec la liberté. Ce qui apparaît, au spectacle de la réussite de la Chine, bien évidemment comme un leurre : la fulgurante hypercroissance chinoise n'a pas, jusqu'ici, eu pour effet de desserrer l'étau d'un pouvoir autoritaire ! Le seul aspect positif est d'avoir permis l'émancipation et la modernisation d'autres pays : il est arrivé à la mondialisation ce qui est advenu à Internet à l'origine arme au bénéfice des Américains, mais qui s'est finalement retournée contre eux : le pourcentage de messages en anglais sur la toile n'a cessé de décroître. Des langues de nations nettement moins importantes se sont affichées, promouvant leur identité. C'est capital !

Qu'entendez-vous par « passer à l'offensive » pour les États-Unis ?

La politique de conquête planétaire de la production artistique américaine me servira d'exemple : Hollywood est le poste industriel qui rapporte le plus d'argent - bien plus que l'automobile, l'informatique ou les armes -, si bien que l'industrie américaine du spectacle, arts, musique, cinéma, livres, est devenue une arme lourde dans la conquête de la planète. Non sans hypocrisie, les Américains prétendent que les films sont des produits commerciaux comme les autres, "like any commercial products", ni plus ni moins, alors qu'ils sont loin d'être neutres ou indifférents : en vérité facteur d'entrisme et cheval de Troie de la langue anglaise. Ce n'est pas pour rien que les titres des films demeurent souvent à l'exportation en américain. Dès lors, le combat pour l'exception culturelle amorcé par la France a certes été brocardé à ses débuts, mais n'a pas été vain. S'il n'avait pas été conduit avec une telle résolution, notre cinéma, qui se monte à 30 à 40 % des films projetés en France, le reste étant américain, serait dans l'état lamentable du cinéma italien ou allemand, qui ont pourtant produit après la Seconde Guerre mondiale beaucoup de très bons films. Se défendre est profondément légitime, et loin d'équivaloir à prôner une forme de régression, c'est au contraire se battre pour des îlots d'universalité. Pour autant, notre enseignement supérieur se fait de plus en plus en anglais.

C'est d'autant plus grave que si la France s'obstine à montrer une telle désaffection pour sa propre langue, les pays de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) qui, eux, continuent à se battre, pourraient un jour baisser les bras et dire : « Mais pourquoi devrions-nous nous tuer pour le français, alors que les Français s'en foutent ! Pourquoi nous ? » On en est là. François Mitterrand rentrant de Maastricht en 1992 avait parfaitement compris que la création de l'Union européenne aboutirait à un accroissement de l'influence de l'anglais. D'où sa décision de révision de la Constitution, dont l'article 2 institue le français langue officielle de la République. C'était extrêmement symbolique. La menace sur le français et sur la diversité des langues s'est malheureusement accrue par la suite, Bruxelles laissant, par des lois non écrites, l'anglais s'imposer comme langue de travail au sein des institutions, lesquelles sont elles-mêmes devenues le moteur principal de l'américanisation. L'Europe occidentale et l'Asie du Sud-est en sont aujourd'hui les deux grands pôles.

 

« Si Louis XV et Choiseul n'avaient pas refusé au marquis de Montcalm

les renforts que ce dernier demandait pour sauvegarder nos territoires d'Amérique,

 la face du monde en eût été changée. »

 

« Se défendre,

c'est se battre pour

des îlots d'universalité »

 

Face à cette situation, que préconisez-vous ?

Ce qui est capital, et ce par quoi tout commence, est l'école. Façonnant les mentalités et la culture, elle est au centre de tout. J'ai dit à divers hauts responsables de l'Éducation nationale que, si l'on voulait introduire l'enseignement des langues dans le primaire, il ne saurait s'agir d'une seule langue. La solution serait de présenter une liste dont l'anglais ferait partie - libre aux parents de se jeter goulûment dessus, ce dont je suis persuadé d'ailleurs - mais à condition que parallèlement une autre langue soit réputée obligatoire. Telle est l'idée qui, à ce que l'on me dit, serait en passe de s'introduire. La diversité devrait même influer sur les mœurs : si l'on encourage le bilinguisme chez les enfants dès l'école primaire, leur attitude au moment des études supérieures sera bien moins favorable à une langue unique. Pour l'heure, je ne peux faire autrement que de reconnaître et déplorer la forte pression des universités ainsi que des revues anglophones, avec les dérives que l'on sait.

On découvre dans votre ouvrage comment le monopole anglo-américain tarit la créativité des chercheurs des autres nations et facilite le pillage de leurs découvertes. De tels actes ont été commis notamment...

... Par des gens qui ont été récompensés par le prix Nobel. Mais oui !

Imaginez-vous dans le futur une langue dominante qui ne soit pas l'anglais ?

Votre question implique une conviction que je ne partage pas, à savoir la nécessité d'une langue dominante.

Non pas la nécessité, mais l'inéluctabilité : l'espagnol, par exemple, ne pourrait-il pas devenir majoritaire sur le continent américain en 2100 ?

La diversité ne peut faire autrement que de reprendre le dessus, dès lors qu'elle est dans la loi de l'évolution des espèces, comme on l'a dit plus haut D'où l'importance croissante du chinois, de l'arabe, du russe, de l'espagnol, du portugais, etc. Un certain nombre, donc. Pas une seule ! La Chine a construit 1200 Instituts Confucius. Rien qu'en France nous en avons une quinzaine, dont un à Arras. Mais puisque nous sommes dans la prospective, figurez-vous que j'ai reçu ces jours derniers quelques vigoureuses représentations, de la part de militants de l'espéranto, qui me reprochaient de ne pas tenir assez compte de leur langue. Ils n'avaient pas tort, aussi bien vais-je ici m'efforcer de réparer cette carence. L'espéranto est une langue conçue à la fin du XIXe siècle par Louis Lazare Zamenhof, médecin polonais qui pratiqua dès son enfance le yiddish, le polonais et le russe, et dont le généreux projet fut de faciliter la paix entre les peuples. Il publia le manifeste Langue internationale (1887) sous le pseudonyme de Doktoro Espéranto - Docteur qui espère -, d'où l'intitulé sous lequel cette langue s'est répandue par la suite.

Si, dans une optique de non-concurrence entre les langues, un certain nombre de nations imposaient l'espéranto dans les écoles, au moins comme seconde langue, y seriez-vous favorable ?

Ce serait très bien. Quoique langue artificielle, l'espéranto pourrait, sur un espace de temps de plus en plus large, devenir à son tour une langue dans laquelle se créeraient des traditions, une histoire, acquérant dès lors les traits définitoires d'une langue naturelle - dont la transmission dans les familles - susceptible de devenir l'une des grandes langues internationales. Je m'en réjouirais !

 

PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE MÉRITENS


 

 Claude

 Hagège : « Contre la pensée unique »

 

 Contre la pensée unique,

 par Claude Hagège, 256 p., 21,90 €. Aux Éditions Odile Jacob.

 

 

 

 

Source : Le Figaro Magazine du 11 février 2012

 

 

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