À l'université, l'anglais est déjà la langue des chercheurs

Le Monde.fr 

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Et si, finalement, la polémique sur la place de l'anglais dans l'enseignement supérieur français n'avait guère de sens ?

C'est l'impression qui ressort de la lecture de deux enquêtes inédites de l'Institut national d'études démographiques (INED),dont Le Monde a pu consulter les résultats.

Ce travail éclaire d'une lumière nouvelle la polémique déclenchée il y a deux mois par le projet de loi qui sera défendu par Geneviève Fioraso, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, mercredi 22 mai devant l'Assemblée nationale. Dans son article 2, le projet de loi prévoit de faciliter l'organisation de cours en anglais dans l'enseignement supérieur.

Or, montre l'étude de l'INED, en dépit de la loi du 4 août 1994 (dite « loi Toubon »), l'anglais est déjà fréquemment utilisé dans les universités et les écoles publiques : un quart (26 %) des universitaires français donnent des cours en anglais « régulièrement » ou « à l'occasion ». Cela signifie, selon M. Héran, l'auteur de l'étude, que 11% des cours sont délivrés en anglais. L'assertion de Geneviève Fioraso selon laquelle désormais « 1 % » des cours seraient délivrés en anglais, apparaît donc « une minimisation invraisemblable », selon lui.

Du point de vue de la place globale de l'anglais dans l'enseignement supérieur, l'enquête de l'INED a le tranchant des vérités qui blessent : l'anglais s'est imposé sans partage. Menée auprès de 1 963 directeurs de laboratoires, puis de 8 883 chercheurs entre 2007 et 2009, cette enquête montre que la loi Toubon, qui impose le français dans l'enseignement supérieur, est ouvertement bafouée et n'a eu aucun impact sur la progression de l'anglais. Bien au contraire... 81% des directeurs de laboratoire constatent qu'en vingt ans, l'anglais s'est imposée comme la langue dominante. « Les scientifiques français n'ont jamais autant cherché ni enseigné en anglais », poursuit M. Héran.

Les chercheurs interrogés le disent sans ambages : « Pour 83 % d'entre eux, la langue la plus utilisée dans leur propre domaine est l'anglais, le plus souvent en situation de monopole (42 %). Pour 10 % seulement, c'est le français (8 % en monopole). » Huit chercheurs sur dix jugent que l'anglais est « devenu d'usage si courant dans la recherche que le choix de la langue ne se pose plus ».

DIFFÉRENCES SELON DISCIPLINES... ET LES ÂGES

D'ailleurs, alors que la loi Toubon impose une traduction en français lors de rencontres scientifiques organisées en France, « seuls 20 % des organisateurs de colloques ont pu s'offrir des interprètes au moins une fois dans l'année », note l'INED.

L'anglais domine, donc, en toute impunité. Mais il existe des différences selon les disciplines. « Dans les sciences dites "dures" et réputées "exactes", écrit l'INED, le français n'est pas menacé de marginalisation, il est déjà marginal. » Il ne domine plus que dans 2 % des cas... Dans les sciences humaines et sociales, la situation est plus contrastée. Mais l'anglais occupe tout de même une position dominante selon 59% des directeurs de laboratoire, contre 23% pour le français.

 

 

Il existe également des différences selon l'âge des scientifiques interrogés. Les plus jeunes sont les moins multilingues : 77 % des scientifiques nés entre 1985 et 1989 ne pratiquent que l'anglais. Les plus âgés, nés avant 1945, ne sont que 40 % dans ce cas. « Le russe a disparu, l'italien disparaît, l'allemand dégringole », relève M. Héran. En outre, « la dénonciation de l'impérialisme anglo-saxon est en net recul : alors que 67 % des chercheurs nés avant 1955 pensent encore que "privilégier l'anglais dans les sciences, c'est soutenir la domination de la culture anglo-américaine", c'est le cas d'à peine 40 % des jeunes nés dans les années 1980 », constate l'INED.

La défiance envers l'anglais décline

 

 

Le graphique ci-dessous présente le pourcentage de chercheurs « d'accord » avec diverses propositions sur le choix de la langue de travail, selon leur date de naissance.

L'institut en tire la conclusion qu'« on ne délogera pas l'anglais par une défense anglophobe du français ». Et, compte-tenu de l'échec de la loi Toubon, « on peut douter qu'un alinéa de plus ou de moins dans la loi contrecarre le mouvement, tant il est porté par les jeunes et inscrit dans la vocation mondiale des sciences, estime l'INED. Mieux vaut encourager le pluralisme linguistique dans les disciplines où il fait sens, les humanités et les sciences sociales. À deux conditions cependant. Admettre qu'on peut concilier l'anglais comme langue d'échange avec le français comme langue de débat. Et renoncer aux mesures coercitives au profit d'incitations qui ne nient pas les réalités. »

 

Source : lemonde.fr, le 21 mai 2013

http://www.lemonde.fr/enseignement-superieur/article/2013/05/21/a-l-universite-l-anglais-est-deja-la-langue-des-chercheurs_3414935_1473692.html