Faut-il parler l’anglais ?

À la veille de la tenue du prochain Sommet de la Francophonie à Kinshasa, le président gabonais est devenu la nouvelle vedette de l’actualité pour « avoir décidé de rendre visite au Rwanda » de Paul Kagamé du 5 au 6 octobre « afin de s’inspirer de l’exemple de ce pays en matière de gestion des langues dans le système éducatif.

 Mamadou Lamine SANOGO,

 

« Le Gabon souhaite regarder de près l’expérience rwandaise dans l’introduction du bilinguisme », a précisé Alain-Claude Bilie Bi Nzé, porte-parole de la présidence gabonaise. En rappel, le Rwanda a adopté pour l’officialisation de l’anglais aux côtés du français en la faveur de l’arrivée au pouvoir de Paul Kagamé d’Ouganda et de la diaspora rwandaise après le génocide de 1994.

Le partage d’expériences Sud-Sud n’est pas chose courante dans les pays africains ; mais cela n’est sans doute pas la raison de ce tapage médiatique. Si certains avaient vu dans cette démarche la volonté manifeste des autorités rwandaises de s’éloigner de la France à cause de son attitude favorable aux génocidaires, on comprend maintenant que cette décision retient l’attention d’autres africains et l’étonnement est grand lorsqu’il s’agit des inconditionnels, ceux qu’on a jusqu’à présent considéré comme « le précarré françaisa», « les héritiers légitimes de la françafrique »...

« Les faits sont têtus », comme le dirait Lénine et c’est bien l’interprétation de cette démarche qui est source de polémiques diverses. « Il veut s’éloigner de la France », « il veut se soustraire de la tutelle de… » « c’est un cheval de Troie… », « il lorgne le Commonwealth… ». Franchement, venant de la presse occidentale, ce sont des insultes, car tout est présenté comme si « un chef d’État africain » n’était pas capable d’agir seul, à son âme et conscience pour le bonheur de son peuple. Il est vrai qu’eux aussi prêtent très souvent le flanc mais ne nous éloignons pas de notre sujet. La presse occidentale qui est son écho de la perception des questions de géopolitique présente l’Afrique sous la facette d’Afrique Anglophone contre l’Afrique Francophone. Les dernières élections du secrétaire exécutif de la Commission de l’Union Africaine n’a fait que réconforter chez eux l’idée de cette division linguistique présumée. Quant à la presse africaine, son attitude dans cette affaire est à décrier car elle découle de l’ignorance des grandes préoccupations de l’identité africaine telle que défendue par les pionniers de la lutte pour l’indépendance. Elle devait soutenir cette prise de position qui se rapproche des idées développées depuis 1956 au Congrès de Rome .

Et pourtant, les arguments exposés par le Président Bongo sont plus que limpides car ils portent aussi bien sur le poids du français dans le monde sur la côte marchande de cette langue. Premièrement, sur le plan des relations internationales, le français a reculé depuis la fin de la Second Guerre Mondiale et il continue de perdre de la place au profit d’autres langues, notamment le mandarin (communément appelé chinois), l’espagnol, l’arabe... D’après Calvet Louis-Jean (2012) le français est bien la quinzième langue au monde pour le nombre de locuteurs. Il est en outre langue de travail de différents organismes internationaux, comme l’ONU, même si l’on n’y respecte guère les règlements linguistiques.

Outre le nombre de locuteurs, l’extension géographique de l’anglais en fait aujourd’hui une langue planétaire comme il n’en ait jamais été pour aucune langue encore dans l’histoire de l’humanité. S’il fallait voyager pour être confronté à l’anglais, aujourd’hui, vous avez des anglophones dès que vous ouvrez la porte de votre case sinon qu’ils s’y sont dès la deuxième clic si vous y avez internet et Dieu sait qu’on y accède même à travers les téléphones portables les moins chers.

Deuxièmement, les autorités gabonaises ont vite compris que l’homme qui veut se développer est bien celui qui met toutes les chances de son côté. Si vous ne parlez pas anglais, il vaut mieux ne pas essayer de vous éloigner de la case de votre mère. Les langues ont leurs côtes sur la place du marché et cela se passe exactement comme avec les monnaies. Si vous avez du dollar, vous faites mieux que celui qui n’a que du rouble, de la couronne…

Quant au francs CFA, vous zone d’action est extrêmement réduite et vous êtes obligé de recourir aux monnaies fortes lorsque vous devez voyager. Les grandes réunions, les conférences en France sont prononcées en anglais et le plus souvent sans traduction simultanée et les français n’hésitent pas à prendre la parole dans cette langue. De même, les africains francophones et francophiles sont toujours les premiers à défendre la langue français, à faire respecter les législations linguistiques dans les organisations internationales, à réclamer les versions françaises des documents… Lors d’une réunion de l’UNESCO à Nairobi en 2009, une personnalité d’Afrique Centrale a bloqué la réunion en demandant la version française du rapport avant la signature alors que le délégué français et ceux venus de l’agence de la francophonie à Paris avaient donné leurs accords.

Dans les revues scientifiques françaises publiées en France, vous avez plus de chance si vous écrivez directement en anglais et personne ne vous demandera un résumé en français. Par contre, si vous envoyez un article en français même au Burkina Faso, vous devez ajouter un résumé et les mots-clés en anglais. La pression linguistique du français n’est plus d’actualité et un américain peut passer un séjour agréable à Paris sans se soucier d’apprendre la langue de Molière. Si dans les organisations internationales la connaissance de l’anglais est un avantage, sa méconnaissance est un handicape sérieux et les recruteurs préfèrent toujours un mauvais anglophone bilingue à un bon francophone monolingue. Et après tout cela, faut-il encore se demander s’il faut parler l’anglais ?

Nous ne pouvons que nous réjouir devant le courage, la vision, le réalisme de ce chef d’Etat africain qui a décidé de rompre avec des pratiques connues à savoir « ne jamais porter atteinte à la place du français » dans nos systèmes éducatifs. Malgré toutes les réformes éducatives, tout à été mis en œuvre pour « ne jamais égratigner la place du français ». Comme s’ils étaient évalués sur la base de leur zèle linguistique, nombreux sont ces chefs d’Etat africains qui scolarisent leurs enfants en France ou dans les écoles françaises dont eux-mêmes ont favorisé l’implantation et la promotion dans leur propre pays. Signalons cependant que nous n’avons pas encore rencontré une école africaine en France à l’instar des écoles arabes et américaines florissantes dans l’Hexagone. Les français les plus nantis n’hésitent pas eux-mêmes « à pousser vers ces écoles » pour paraphraser La Grande Royale dans l’Aventure ambiguë de Cheikh Amidou Kane.

Or, tout le monde se rappelle bien que l’enseignement en français dans nos pays avait pour finalité de formater un type d’homme capable de contribuer « sans prétention académique » à l’exploitation coloniale. Cette raison n’est plus valable et le produit de l’école en français n’a plus la côte sur le marché de l’emploi… Rappelons que dans nos pays, les commissions des équivalences des titres et diplômes ne se donnent plus la peine de traduire les diplômes de l’anglais vers le français. Dans les écoles supérieures privées en France, l’anglais est quasiment la langue d’enseignement et sa maîtrise est obligatoire. Les sociétés américaines qui s’installent en France ont pour langue de travail l’anglais au mépris de la loi française qui fait du français « la langue de la république ».

Le virage politique amorcé par le mouvement après le sommet de l’Ile Maurice en 1995 a éloigné la francophonie de ses visées culturelles et linguistiques au profit d’une certaine politique africaine de la France. On ne fait plus la différence entre les sommets France – Afrique et ceux de la francophonie. Le geste du président Bongo est à saluer car il a ouvert la boîte de pandore. Il ramène surtout la question linguistique ou du moins la géopolitique des langues au cœur du débat. Plus rien se sera comme avant car beaucoup d’Africains prennent conscience de ce que coûte cette politique « du tout en français ». Le temps est venu de restituer au mouvement de la Francophonie ses idéaux de partage et de solidarité pour une réelle Francophonie des langues en partage.

Cependant, ce geste devra être soutenu et encouragé par les militants des langues africaines, par tous ceux qui pensent à l’Afrique, à sa culture et à ses langues… Le temps est venu de rompre avec les discours et les tergiversations pour introduire, en plus de l’anglais une langue africaine obligatoire dans chaque école.

 

 Mamadou Lamine SANOGO,

 Directeur de l’Institut des Sciences des Sociétés (INSS),

Centre National de la Recherche scientifique (CNRST)

Ouagadougou/ Burkina Faso

www.sanogo.org

 

Source : lefaso.net, le jeudi 4 octobre 2012

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Réaction de Régis Ravat :

Le Président Ali Bongo a constaté que les Français étaient colonisés par l'anglais (leurs diplomates s'expriment souvent en anglais, bon nombre de jeunes chanteurs chantent en anglais, leurs chercheurs et savants publient en anglais, les publicités transpirent l'anglais, de nombreux parents sont prêts à envoyer leur progéniture en déportation en Angleterre pour qu'elle apprenne l'anglais natif, l'école française donne la priorité à l'enseignement de l'anglais, on enseigne même en anglais dans certaines grandes écoles et universités, etc.) et le Président Ali Bongo se dit alors, pourquoi ne pas faire comme les Français, c'est-à-dire pourquoi ne pas livrer mon pays à l'anglais.

Son raisonnement n'est pas stupide, certes, mais M. Ali Bongo aurait pu raisonner tout autrement. Se dire, par exemple, que si la France néglige sa langue, si elle préfère disparaître dans une Europe pro-atlantiste où l'idéologie anglo-saxonne et la langue qui va avec cette pensée, régneront en maître absolu, c'est tant pis pour elle, nous, Africains de l'Ouest, préférons garder le français, car nous ne voulons pas, avec l'anglais, être colonisés une nouvelle fois. « Nous sommes à deux doigts de nous approprier la langue française », aurait-il pu rajouter, « car demain, cette langue nous appartiendra, vu que nous allons être, par le nombre de locuteurs la parlant,  les plus nombreux, ce qui fera du français une langue majoritairement africaine ». « Majoritaires », le serons-nous avec l'anglais s'il advenait qu'un jour nous devenions anglophones ?

M. Bongo aurait pu se poser la question aussi, à savoir pourquoi l'anglais domine le monde aujourd'hui ? Comment cela s'est-il produit ? La colonisation anglaise, bien sûr. Une colonisation nettement moins paternaliste et humaniste que la française. Une colonisation qui, sous le contrôle des loges orangistes, les mêmes qui ont colonisé et anglicisé l'Irlande, a répandu, partout dans l'empire britannique, l'idéologie anglo-saxonne basée sur le puritanisme protestant, un puritanisme qui a poussé les Britanniques à faire une colonisation de type "plantation" (ils occupaient le terrain et le peuplaient de populations britanniques en se débrouillant à éliminer les populations autochtones : aborigènes en Australie et en Nouvelle-Zélande, Amérindiens en Amérique du Nord, ou, quand l'élimination était impossible, ils séparaient les populations : apartheid en Afrique du Sud et aux États-Unis d'Amérique).

Sait-il, M. Ali Bongo, que ces mêmes Orangistes, artisans de l'anglais mondial d'aujourd'hui, traitaient de Nègres blancs les francophones de l'Ouest canadien et leur disaient "Speak White" (Parle la langue des Blancs) lorsque ces malheureux francophones étaient surpris à parler français entre eux ?

Sait-il, M. Ali Bongo, que ces mêmes Orangistes ont fait pendre en 1885, le Chef métis Louis Riel (sa mère était Sioux), parce qu'il voulait faire une Nation-Métis, catholique et francophone, à l'Ouest de l'Ontario, une région qui n'était pas encore au Canada anglais à l'époque ?

Pour en savoir plus sur la stratégie des Orangistes et des propagandistes de la langue anglaise, en général :

voir : http://youtu.be/UIYj-ByoVSU

et lire, entre autres écrits, les livres de Xavier Charles Durand,

 http://www.francophonie-avenir.com/Index_CD_Une_colonie_ordinaire_du_XXIe_siecle,_un_livre_de_Charles_Xavier_Durand.htm

 

 

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