Interview
d’Alain Antil, chercheur à l’Institut français des relations
internationales (Ifri)
La tension est palpable depuis le mois de mars, sur le campus de
l’université de Nouakchott, capitale de la Mauritanie. La volonté
d’arabisation de l’enseignement a suscité la colère des étudiants
négro-mauritaniens et réveillé des tensions inscrites dans l’histoire
du pays depuis des générations.
L’équilibre fragile entre les communautés linguistiques arabo-berbère et
négro-mauritanienne a été brisé en quelques mots. Ceux prononcés, le 1er
mars, par le premier ministre mauritanien Moulaye Ould Mohamed Laghdaf
et la ministre de la culture et de la jeunesse Cissé Mint Boide
stipulant que la langue arabe doit servir d’instrument d’échange et de
travail au sein de l’administration mauritanienne. « Les langues
nationales font obstacles à l’émergence de la langue arabe », a déclaré
la ministre de la culture. Des propos jugés inadmissibles par les
étudiants africains de Mauritanie dont la dernière
manifestation s’est tenue mardi dernier. Alain Antil, chercheur
associé, responsable du programme Afrique subsaharienne à l’Institut
français des relations internationales (IFRI) et docteur en géographie
politique resitue, dans cette interview, le contexte historique complexe
dans lequel la problématique de l’arabisation de la Mauritanie a évolué.
Retour sur une rivalité linguistique présente en Mauritanie depuis des
décennies.
Afrik.com : Pouvez-vous tout d’abord expliquer ce
que l’on entend par le terme « arabisation » ?
Alain Antil : Cela renvoi à l’introduction
de la langue arabe et sa généralisation principalement dans
l’enseignement. Les enjeux se situent essentiellement dans
l’enseignement fondamental et secondaire car l’enseignement supérieur
est peu développé en Mauritanie et l’Université de Nouakchott n’a été
créée que dans les années 80. En deuxième lieu, si l’Arabe s’impose
comme principale langue d’enseignement cela peut entraîner une élévation
du niveau exigé de langue arabe aux concours administratifs et pénaliser
la partie de la population qui n’est pas de langue maternelle arabe
c’est-à-dire la partie de la population que l’on a coutume d’appeler les
« négro-mauritaniens ».
Afrik.com : Qui sont précisément ces
Négro-mauritaniens ?
Alain Antil : La Mauritanie est un pays où
on trouve d’une part une population arabo-berbère et d’autre part, une
population que l’on appelle africaine. Parmi ces africains, on trouve
plusieurs groupes ethniques. La première communauté africaine, ce sont
les Halpuular, c’est-à-dire, littéralement « ceux qui parlent le poular »,
désigne en fait les Peuls et les Toucouleurs. En second, numériquement,
vient la population soninké. Ce sont les deux grandes communautés
rassemblées sous l’appellation « négro-mauritaniens » avec d’autres
communautés plus restreintes en Mauritanie, les Bambaras et les Wolofs.
Certains n’aiment pas ce terme de « négro-mauritanien » ou de
« négro-africains » ou encore « d’africains mauritaniens », comme on les
appelle parfois aussi. Mais il faut savoir que ce n’est pas du tout
considéré comme dévalorisant en Mauritanie. Cela permet simplement de
regrouper et désigner toutes ces communautés.
Afrik.com :
Nous avons dernièrement constaté un mouvement de contestation contre
cette arabisation. Quels sont les fondements de ces événements ?
Alain Antil : Pendant la colonisation, les
populations les plus scolarisées étaient aussi les plus sédentaires,
c’est-à-dire celles qui vivaient dans la région du fleuve Sénégal. Il
s’agissait donc essentiellement d’une population africaine. A
l’indépendance, un certain nombre de ces jeunes négro-mauritaniens ayant
été scolarisés, ont obtenus des postes importants dans l’administration.
Cela paraissait normal, à leurs yeux, étant donné que le pouvoir
politique était aux mains des Arabo-berbères. Ce n’était que justice et
compensation selon eux. Ensuite, vers les années 1965, 1966, il y a eu
une première réforme de l’enseignement édictée par le président Mokthar
Ould Daddah. Cette réforme visait à introduire plus de langue arabe dans
le système d’enseignement car, selon lui, les arabophones étaient
défavorisés par ce système d’enseignement essentiellement francophone.
La population africaine de Mauritanie s’est sentie visée par cette
réforme qui est, selon elle, un moyen de les marginaliser et va gêner
l’accès aux hauts postes administratifs. Cette question est par la suite
devenue un véritable sujet politique concernant l’équilibre entre les
Arabo-berbères et Négro-mauritaniens. Cette tension entre ces deux
communautés a été exacerbée dans les années 1980, plus précisément au
début des années 80 par une nouvelle réforme foncière censée
individualiser la propriété de la terre. Son propriétaire pouvait alors
la vendre. La notion de propriété collective n’était plus reconnue par
l’Etat. Cette nouvelle réforme a été vue par les Négro-mauritaniens
comme une tentative de prendre leurs terres et a entretenu le sentiment
de marginalisation déjà bien présent. En 1986, le pouvoir mauritanien
prétend avoir découvert une tentative de putsch contre Maaouiya Ould
Sid’Ahmed Taya, qui aurait été préparé par des officiers
Négro-mauritaniens Peuls et Toucouleurs. Le gouvernement en place
entreprend donc de purger l’armée mauritanienne en remplaçant les
officiers négro-mauritaniens par des Arabo-berbères. Chose que la
communauté africaine perçoit, encore une fois, comme une marginalisation
volontaire. Mais la tension a vraiment éclaté entre 1989 et 1991. Une
tension intercommunautaire énorme qui a abouti à
l’expulsion de près de 100 000 Africains mauritaniens et à
l’assassinat pur et simples de certains autres (aucune statistique
officielle n’est à ce jour disponible). Dans les années 90, le président
Ould Taya continue ses réformes et introduit encore plus de langue arabe
dans le système d’enseignement. Mais la Mauritanie ne disposait pas de
suffisamment d’enseignants arabophones qualifiés. Cette réforme à visée
politique a donc posé de gros problèmes. Une part des néo-enseignants
recruté à la hâte et sans formation parlaient certes l’arabe mais
étaient incapables d’enseigner certaines disciplines. Il y a même une
expression qui est née à cette époque qui prouve l’humour des
Mauritaniens, qui dit que ces réformes de l’enseignement ont donné « une
génération d’analphabètes en deux langues » !
Afrik.com : Qu’en est-il aujourd’hui au niveau de
l’enseignement ? Y-a-t’il une langue d’enseignement primant sur
l’autre ?
Alain Antil : Le système d’enseignement a
connu un retour du français et un certain équilibre dans la décennie
2000. On parlait beaucoup moins de ces problématiques d’enseignement et
de langue. Certaines disciplines étaient enseignées en arabe comme
l’histoire-géographie, tandis que les disciplines scientifiques comme
les mathématiques, la physique ou la chimie étaient enseignées en
français. C’est le discours du premier ministre qui remet tout en cause.
Afrik.com : Comment peut-on définir les relations
entre Négro-mauritaniens et Arabo-berbères aujourd’hui ?
Alain Antil : Il y a en Mauritanie des
communautés qui sont juxtaposées plus qu’elles ne vivent ensemble. Leurs
réseaux de sociabilité se forment dans leur groupe d’origine, dans leur
communauté. Il y a de temps en temps de petites tensions politiques.
Cela est arrivé par exemple en 2007 lorsque le gouvernement mauritanien
à permis le
retour de 24 000 réfugiés qui avaient été expulsés. Dés l’élection
de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdellahi, on a vu revenir des gens expulsés
pendant la période 89-91 et retrouver leur citoyenneté mauritanienne.
Les réactions de certains Arabo-berbères proches des thèses du
nationalisme arabe ne se sont pas fait attendre. Ils clamaient que
personne n’était sûr de leur véritable nationalité. Etaient-ils vraiment
Mauritaniens ? On a assisté a une poussée de manifestations contre ce
retour et leur installation. Côté africain, il y a toujours eu des
partis politiques qui ont tenté de faire campagne contre cette mise à
l’écart systématique, cette marginalisation. Je pense par exemple à l’AJD/MR,
présidé par Ibrahima Sarr, qui a essayé de capitaliser le mécontentement
de certaines couches africaines. Il y a toujours eu, côté arabo-berbère,
des courants nationalistes arabes qui font tout pour que l’on
reconnaisse la Mauritanie comme un pays arabe, alors que l’arabité n’est
qu’une partie, certes importante, de son identité. Entre la fin des
années 90 et le début des années 2000, des officiels mauritaniens
demandaient, notamment au Quai d’Orsay, à ce que la Mauritanie soit
rattachée au Maghreb et non à l’Afrique de l’ouest dans les découpages
zonaux internes du Quai. Ould Taya a oeuvré pour rattacher davantage son
pays au monde arabe et à l’éloigner de l’Afrique. Un des symboles forts
de cette entreprise est le fait qu’il ait retiré la Mauritanie de la
CDEAO. Ce positionnement diplomatique a une évidente résonance interne.
Afrik.com : Pour quelles raisons assistons-nous à
un retour des tensions aujourd’hui ?
Alain Antil : Quand le premier ministre a
réouvert cette question en disant qu’il faut enseigner les disciplines
scientifiques en arabe également, cela a fait appel à tout ce passé
complexe, au fragile équilibre entre les deux communautés. Ce n’est pas
un hasard s’il y a eu des manifestations sur le campus de l’université
de Nouakchott. Le fait que les étudiants ont été sensibilisés car ce
discours du premier ministre est une preuve de plus. Une preuve de leur
de ce qu’ils ressentent cruellement comme une marginalisation, comme
s’ils étaient des « citoyens de seconde zone ». Le plus inquiétant est
que le premier ministre, loin de regretter ses propos, les a plutôt
assumés après la fameuse déclaration. Lors de cette fameuse conférence
de presse, il a même refusé de répondre à des questions qui lui avaient
été posées en français, alors qu’il est Docteur de l’Université libre de
Bruxelles, c’est à dire lui même parfaitement francophone et il savait
également comment cette déclaration et cette attitude allaient être
interprétées.
La tension est palpable depuis le mois de mars, sur le campus de
l’université de Nouakchott, capitale de la Mauritanie. La volonté
d’arabisation de l’enseignement a suscité la colère des étudiants
négro-mauritaniens et réveillé des tensions inscrites dans l’histoire du
pays depuis des générations.
Alicia Koch
Source : afrik.com, le vendredi 9 avril 2010
http://www.afrik.com/article19449.html
************************
L’arabisation
de la Mauritanie : un faux problème ?
Le gouvernement
dément toute volonté d’arabisation complète
Le gouvernement mauritanien s’est exprimé, dimanche, sur la question
de l’arabisation soulevée par le premier ministre et la ministre de la
culture et de la jeunesse le 1er mars dernier. Une question qui a
soulevé les foules et mis le feu aux poudres du côté des
Négro-mauritaniens, en proie à un sentiment d’oppression culturelle,
politique, économique et sociale.
La Mauritanie, véritable patchwork culturel et linguistique, est,
depuis le mois de mars, en proie à la grogne d’étudiants
négro-mauritaniens, criant leur
mécontentement face à la volonté d’arabisation de l’administration
et de l’enseignement par le gouvernement. Volonté que ce dernier a
fortement démentie dimanche. « Rien n’a changé, la Mauritanie d’avant
le 1er mars est toujours la même, aucune option pour une arabisation
complète n’a été prise par le gouvernement », a déclaré dimanche le
ministre de l’Enseignement supérieur, Ahmed Ould Bahya, devant un
grand nombre d’étudiants rassemblés à l’université de Nouakchott.
Cette affirmation fait suite aux discours controversés tenus par le
premier ministre Moulaye Ould Mohamed Laghdaf et la ministre de la
culture et de la jeunesse Cissé Mint Boide, le 1er mars, lors de la
journée de la promotion de la langue arabe, qui avait pour slogan
« l’arabe est la langue de notre religion et de notre identité. » La
« civilisation mauritanienne est arabo-islamique ! », avait ajouté la
ministre de la culture.
Ces propos jugés ségrégationnistes ont choqué et exacerbé l’ire
négro-mauritanienne. « Non à l’arabisation complète ! », « Non à la
discrimination ! », « Nous sommes tous égaux ! » s’insurgeaient les
étudiants opposants lors de manifestations organisées les 25 mars et 6
avril dernier. « L’arabité n’a rien à voir avec l’islam. La religion
islamique a simplement été un ciment assurant la cohésion entre
Arabo-berbères et Négro-mauritaniens », ajoute Diagana Mamadou
Youssouf, président de l’Organisation Contre les Violations des Droits
Humains (OCVIDH). Cette cohésion tendrait cependant à s’étioler au
profit de conflits de plus en plus violents.
Le ministre de l’Enseignement supérieur revient donc, dans son
discours, sur ces évènements qu’il juge injustifiés. « Nous avons
célébré et la journée de l’arabe et la journée de la francophonie,
avec la même force et dans les mêmes conditions » se défend-il afin de
tranquilliser les étudiants négro-mauritaniens. Il a également assuré
que des états généraux de l’enseignement seraient organisés sous peu,
conviant étudiants et professionnels de l’enseignement à y participer.
Un conflit intemporel
Ces vives réactions mettent à jour une problématique enfouie dans
l’histoire de la Mauritanie depuis des décennies. La question
linguistique a toujours été délicate et les nombreuses réformes du
système éducatif qui se sont succédées depuis l’indépendance, ainsi
que les tentatives d’arabisation n’ont pas été réalisées sans heurts.
« Est-ce-que ce n’est pas purement pour renforcer l’exclusion des
noirs ? » s’interroge Ibrahima Diallo, chargé de communication des
FLAM en Europe. Exclusion qu’il considère comme une volonté permanente
de « dénégrification » de la Mauritanie de la part des Arabo-berbères.
« La langue n’est qu’un alibi » renchérit Diagana Mamadou Youssouf.
Victimes d’un sentiment d’oppression culturelle puissant, les
Négro-mauritaniens dénoncent la suprématie politique, économique et
sociale des Arabo-berbères qui se manifesterait de différentes
manières.
« Tout est arabisé ! » clame Yacouba Diakité, secrétaire général du
Syndicat National des Etudiants Mauritaniens (SNEM). La majorité des
hauts postes du gouvernement mauritanien est aujourd’hui occupée par
des arabophones. L’armée mauritanienne a été « purgée » de ses
officiers négro-mauritaniens à la fin des années 80, ainsi qu’une
partie du pays avec l’expulsion de près de 100 000 Africains
mauritaniens, rappelle
Alain Antil, chercheur à l’Institut français des relations
internationales (Ifri). « C’est un Etat qui pratique de l’apartheid,
même s’il n’est pas formalisé » n’hésite pas à dire Ibrahima Diallo.
Des propos engagés qui méritent une précision : ce sentiment de
marginalisation n’a pas toujours été l’apanage des négro-mauritaniens.
En effet, les prémices de cette volonté d’arabisation remontent à la
colonisation, période pendant laquelle la scolarisation s’effectuait
en uniquement en français. Elle était, d’autre part seulement
accessible aux sédentaires, c’est-à-dire aux Négro-mauritaniens,
défavorisant ainsi les arabophones et les excluant de toute
possibilité d’élévation sociale et professionnelle.
Ce conflit, qui prend sa source loin dans un passé où chaque
communauté linguistique et culturelle s’est sentie tour à tour
opprimée, inquiète. « Si personne ne fait rien, ça risque de dégénérer
et on va vers le chaos ! » craint Diagana Mamadou Youssouph. Une
hypothèse alarmante qui requiert l’instauration d’un dialogue entre
ces deux communautés cohabitant dans la mésentente depuis toujours.
Alicia Koch
Source :
afrik.com, le lundi 12 avril 2010
http://www.afrik.com/article19471.html