La francophonie, un combat d'arrière-garde ?

Par M. Luc Collès, professeur au département d’Études romanes de I’UCL (Université Catholique de Liège)
 

Dans une entrevue parue récemment dans « Le Vif-L’Express », Philippe Van Parijs, professeur d’éthique économique et sociale à l’UCL, déclarait que si on veut démocratiser la communication à l’échelle européenne, il est impératif d’avoir une langue commune, l’anglais. Selon lui, le français deviendra de plus en plus une langue vernaculaire, parlée uniquement par des natifs. Sans être favorable à une anglicisation intégrale des universités, il estime aussi que la formation de très haut niveau comme la production scientifique doivent se faire en anglais (NDLR : Philippe Van Parijs a tenu des propos similaires dans « Le Soir », dans un "À bout portant", le 23 novembre 2003). Je ne puis, quant à moi, souscrire à de tels propos selon lesquels les actions menées pour la diffusion du français dans le monde relèveraient d’un combat d’arrière-garde.


Français, allemand et espagnol : les langues fédératrices de l’Europe ?

En septembre 2001, j’ai eu l’occasion de participer à Louvain-la-Neuve à un colloque organisé par l’AFLS (Association for French Language Studies). Ces enseignants-chercheurs anglo-saxons étaient réunis parce que le français n’est pas pour eux une langue imposée, mais un choix professionnel, voire un choix de vie. Ils seraient donc les premiers à se désoler de la fragmentation de la francophonie en diverses « réserves » entourées d’anglophones. Ils seraient les premiers à ressentir comme une perte de richesse humaine l’uniformisation de notre planète. Par ailleurs, en contribuant à leur manière à l’essor du français, ils sont aussi, par leur situation, des passeurs de frontières, des agents d’interculturalité.

Dans les actions que les francophones mènent pour la diffusion du français, il leur paraît capital de veiller à ce que celui-ci reste une passerelle entre plusieurs continents.

Avec l’anglais, cette langue est parlée par plusieurs pays du Nord et du Sud et n’est pas le reflet d’une seule puissance occidentale. Ainsi, pour reprendre les termes de Jacques Attali, elle peut offrir un autre choix que l’anglais dans la recherche d’une modernisation, une autre alliance géopolitique pour les acteurs de la mondialisation.

Quant à l’Europe, si elle doit continuer à s’affirmer sur les plans économique et politique, elle devra aussi s’affirmer sur le plan culturel. Or, sans préjuger du sentiment européen qu’éprouvent plusieurs ressortissants du Royaume-Uni, je rejoins Claude Hagège et bien d’autres quand ils constatent que, dans le monde, l’anglais est de plus en plus porteur de valeurs extérieures à l’Europe, essentiellement américaines. Au contraire, le français comme l’allemand et l’espagnol peuvent devenir les langues fédératrices de l’Europe, constitutives d’une part importante de l’identité européenne. Ce rôle structurant ira de pair avec une incitation au plurilinguisme. La mise en valeur des différentes langues européennes peut représenter une autre alternative à l’uniformisation américaine. La France l’a bien compris dans sa politique linguistique actuelle. L’avenir des cultures en Europe passe par le développement d’un plurilinguisme organisé. Le problème, en effet, n’est pas le recours à l’anglais, dont tout le monde s’accorde à penser qu’il est incontournable, mais le recours à l’anglais seul. Je voudrais quant à moi, en tant que romaniste et didacticien du français langue étrangère, souligner combien je crois. que, dans cette perspective - l’encouragement au plurilinguisme -, les langues romanes pourraient s’associer entre elles et avoir ainsi plus de chances de réussite que n’en aurait chaque langue latine isolée, de contenir l’avance constante du sabir américain. À l’échelle mondiale, on peut d’ailleurs constater que la frange linguistique latinophone (espagnol, français, italien, portugais et roumain) est aussi étendue que l’aire d’utilisation de l’anglo-américain. L’enseignement simultané des langues (voir les travaux de Claire-Blanche Benveniste, de Louise Dabène et Tilbert Stegmann) ne va pas remplacer l’enseignement actuel des langues étrangères, mais c’est une technique qui ouvre la possibilité d’un apprentissage plurilinguistique.

Une telle méthodologie basée sur l’intercompréhension aurait peut-être aussi sa raison d’être aux États-Unis si l’on veut y développer l’enseignement du français. L’irrésistible poussée de l’espagnol pourrait ainsi être exploitée didactiquement au bénéfice de cette autre langue romane qu’est le français.


Le problème n’est pas le recours à l’anglais, mais le recours à l’anglais seul

Certes, je n’ignore pas que l’étude des langues étrangères est loin d’être une obligation pour les Américains et que leur choix est en général guidé par des motivations pratiques. En facilitant l’apprentissage du français, il importe donc aussi de lutter contre un certain nombre de stéréotypes et de montrer que le français n’est pas seulement une langue élitiste et intellectuelle, mais également outil de communication, comme chez le grand voisin du Nord, le Québec.

En devenant ainsi un intermédiaire entre trois cultures - anglo-américaine, hispanique et française -, l’enseignant ou le chercheur francisant aux États-Unis peut être un modèle pour l’Européen en quête d’une affirmation identitaire ouverte sur les autres cultures. Pour le francophone, qu’il soit d’Europe ou d’ailleurs, il représente aussi un espoir l’espoir de voir vivre sa langue, à côté de l’anglais, avec une coloration propre, aux prétentions moins hégémoniques.

Au moment ou la mondialisation des marchés conduit à l’aplatissement de toutes les langues vers l’anglais, à l’heure où, en Europe comme ailleurs, nombreux sont ceux qui cherchent à vivre virtuellement dans le monde anglo-saxon en baragouinant la langue du vainqueur, je tiens donc à me ranger résolument du côté de ceux qui se battent pour la francophonie.

Certes, les défis ne manquent pas : le français coexiste avec une multitude d’autres langues ; une moitié des francophones vit dans des pays qui comptent parmi les plus pauvres du monde, l’autre moitié dans des pays qui sont parmi les plus riches. 

Mais la francophonie a entrepris d’affronter tous ces problèmes : enseignement du français, culture et communication, protection de l’environnement et défense des droits de l’homme. Voyager en francophonie, c'est rencontrer la diversité des cultures, des modes de vie et de pensées. C’est découvrir tout ce qu’il y a de commun entre des jeunes du Mali, du Québec, du Vietnam, du Cambodge, de la Communauté Wallonie-Bruxelles, de Roumanie, etc. C’est mesurer la richesse des métissages et des symbioses.

Cependant la francophonie ne se limite pas aux seuls pays francophones. Au-delà de cet espace linguistique et culturel, l’enseignement du français contribue au rayonnement de la francophonie dans le monde. L’avenir du français, l’avenir même de notre langue et de notre culture, sera fonction de l’ampleur, de l’efficacité, du dynamisme de l’enseignement du français comme langue seconde et du français comme langue étrangère..

 

 

Source : Le Soir, journal du 13 juillet 2004

 

 

 

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