Maurice Druon :

« Je mets en cause les méthodes de l'enseignement »

Maurice Druon en 1996, à Moscou (AFP)

 

Maurice Druon est secrétaire perpétuel de l'Académie française. Et à ce titre, il mène un combat quotidien pour la défense de la langue française. De la même manière ses livres comme sa Lettre aux Français sur leur langue et leur âme sont les écrits d'un homme qui conduit depuis longtemps une « guerre de harcèlement » pour assurer l'intégrité du français et son maintien en position de langue internationale.

 

LE FIGARO LITTERAIRE. -

Quel est, selon vous, le principal responsable de la corruption de la langue française aujourd'hui ?

Maurice DRUON. - Comme j'ai eu l'occasion de le dire dans mon dernier discours sur l'état de la langue devant l'Académie, la responsabilité première, la responsabilité la plus lourde incombe à l'enseignement ou plus précisément à ses méthodes. Le premier devoir de l'État est d'assurer à la jeunesse un bon apprentissage et une convenable possession de la langue, ce qui est la clef de tout entendement. Or ce devoir est mal rempli, et depuis longtemps. Pierre Gaxotte, au début de 1971, il y a un quart de siècle, dans un article intitulé « La mort du français ». écrivait : « J'ai appris la grammaire et l'orthographe à l'école laïque, publique et gratuite... Lorsqu'arrivait le certificat d'études, les deux tiers de la classe au moins était capable décrire sans faute, sous la dictée, une page de bon français. Pourquoi trouve-t-on, aujourd'hui, tant de fautes dans les copies de baccalauréat, voire de licence, sinon parce que, depuis des années, sous tous les prétextes, on a ruiné les méthodes qui avaient fait leurs preuves pour les remplacer par un amphigouri pédantesque, des théories linguistiques qui se contredisent, des complications de charabia qui rebutent. » Que dirait aujourd'hui Pierre Gaxotte !

 

- À quand faites-vous remonter le déclin de l'enseignement du français ?

- Ce sont trois générations scolaires qui ont été mal formées. Les instituteurs d'aujourd'hui appartiennent à la première ou à la seconde. Parallèlement, les familles, à une minorité près, n'ont plus les acquis qui leur permettraient de pallier les insuffisances de l'école.

Le résultat, nous le relevons dans deux rapports officiels. L'un, celui de la Délégation générale à la langue française, qui se fonde sur une étude faite en 1992, nous apprend que 11,5 % des élèves « ne maîtrisent pas les compétences de base en lecture, à l'entrée au collège » ; l'autre, celui de l'inspection générale de l'Éducation nationale, publié au début de l'année dernière, conclut : « On peut estimer qu'à l'issue de l'école primaire, une majorité d'élèves est capable d'appréhender globalement le sens d'un texte, et de prélever des informations figurant littéralement dans ce texte, mais qu'ils ne sont guère plus de la moitié à pouvoir répondre à des questions nécessitant une lecture plus approfondie et plus réfléchie. » Ce qui veut dire, en termes moins pudiques, que la moitié d'entre eux ne comprennent pas vraiment ce qu'ils lisent. Or ces enfants ne sont pas congénitalement plus bêtes que ceux de jadis ou de naguère. Il ne s'est pas abattu sur la France une épidémie de déficience mentale.

 

   Quelles sont les causes et la raison de cet affaissement du niveau scolaire dans la connaissance de la langue française ?

- L'Académie a chargé Mme Jacqueline de Romilly et Mme Hélène Carrère d'Encausse de rechercher l'origine du mal. Et elles l'ont décelée. Elles ont localisé les milieux où se développent les agents pathogènes. Ils sont désignés, comme toutes les choses de nos jours, par des initiales ; ils s'appellent I.N.R.P, C.R.D.P, C.D.D.P., ce qui veut dire en clair : Institut national de la recherche pédagogique, Centres régionaux ou Centres départementaux de documentation pédagogique. L'Institut national a une vocation de recherche, les Centres ont une mission d'information et de diffusion. Ils publient des textes qui émanent des M.A.F.P.E.N., entendez : Missions académiques de formation des personnels de l'Éducation nationale. Inutile de préciser que le financement de ces publications est assuré par l'État ou par les conseils généraux, qui y consacrent des sommes importantes. Entendons-nous bien : nous ne portons aucun jugement sur les activités générales et diverses de ces Centres. Nous ne nous attachons qu'aux publications relatives à l'apprentissage de la langue. La plus grande place y est réservée à ce qu'on appelle aujourd'hui la « didactique » ; c'est de la « didactique » que l'on y disserte ; c'est la « didactique » que l'on y inculque ; et comme les inspecteurs pédagogiques, qui souvent ont préfacé ces publications, règnent sur la formation des maîtres, la nouvelle science qu'elles répandent gagne donc du terrain chaque jour.

 

- Et, en dehors de l'enseignement, y a-t-il d'autres responsables ?

- Si nous portons nos regards hors du champ universitaire, nous pouvons dire que l'état de la langue en France n'a pas empiré. Peut-être même s'est-il amélioré. Certes, nous pouvons toujours déplorer, dans l'audiovisuel, les relâchements involontaires ou volontairement provocants, les incertitudes d'expression de certains intervenants ou encore l'obscurité des propos de certains experts ; toutefois, nous observons tout de même un peu plus d'attention portée au langage. Mais l'essentiel, je le répète, est dans l'enseignement. Tout en découle. Le langage est l'outil premier de tous les apprentissages. La maîtrise du langage est la condition de toutes les réussites. Le respect du langage est inséparable du respect de soi-même. Le maintien de l'usage correct de la langue intéresse les lois, les textes et règlements administratifs, donc la vie de l'État. Et c'est encore le maintien de la qualité, de la justesse et de la clarté du français qui permet à celui-ci de garder sa situation de langue universelle. Il faut donc d'urgence redresser les méthodes de son enseignement. Laisser massacrer le langage, c'est massacrer l'avenir.

 

 

Source : Le Figaro, le jeudi 8 février 1996

 

 

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