États-Unis :

l'enseignement du français à l'université résistera-t-il à la crise ?

  Affectées par une baisse de leurs financements publics, certaines universités américaines ont décidé de réduire leurs départements de français, et de langues étrangères en général. En avril 2011, Columbia organisait un débat en forme de plaidoyer pour l'apprentissage du français. L'occasion pour EducPros de faire le point sur cette crise du français aux États-Unis.

  Le titre de la conférence n'affiche aucune ambigüité : "Why French matters" (« Pourquoi le français est important»). Organisé le 13 avril 2011 par l'université de Columbia, à New York, ce débat retentissait comme une sonnette d'alarme, à l'heure où l’apprentissage de cette langue est menacé sur certains campus outre-Atlantique.

  « Cette conférence, nous l'avons préparée comme une réponse à l’université d’Albany, qui supprime sa majeure de français, ainsi qu'à tous ces articles sarcastiques sur le prétendu déclin de cette langue », raconte Shanny Peer, directrice de la maison française de Columbia. « Nous voulons affirmer que ce n’est pas parce que le chinois et l’arabe sont importants que les autres langues, comme le français, le sont moins. »

Ces discussions de haut-vol, que vous pouvez revoir en vidéo ici, ont brassé large. Pêle-mêle, furent évoqués l’importance de la culture et des arts français aux États-Unis, la tradition historique de partenariats entre ces deux pays, l'utilité intellectuelle et cognitive de l'apprentissage d'une langue, le « cachet » toujours associé au français dans certains milieux, la francophonie...

D'autres arguments étaient moins attendus. Charles Kolb, président du Committee for Economic Development, un important groupe de pression, a remarqué que le faible niveau en langues étrangères des étudiants américains pouvait constituer un problème pour la « sécurité nationale » et pour « l'efficacité de la diplomatie ».

Pour Souleymane Bachir-Diagne, professeur de philosophie à Columbia, « le français est important, car l'Afrique est importante », alors que le développement de cette langue sur ce continent « est réel » et plus « apaisé ».

 

Affrontements d'éditorialistes et pétition en ligne

À l'origine, c'est en effet la State University of New-York d’Albany qui a mis le feu aux poudres. En octobre 2010, cet établissement de 18 000 étudiants a annoncé la suppression de son département de français – ainsi que ceux de Russe et d’Italien. Une décision  avant tout liée à des contraintes budgétaires : depuis 3 ans, l’université doit faire face à une réduction de 35 millions de dollars de sa subvention d’État (-30%), et va supprimer, d’ici 2012, 160 postes.

 

  La nouvelle avait suscité de nombreuses réactions, notamment dans « Le Monde » ou encore dans "Inside Higher Ed" (lire par exemple ici). Dans un édito qui a fait date, John McWhorter ("The New Republic") a pris la défense de l’université d’Albany, arguant qu’il est plus utile aujourd’hui pour de jeunes Américains d’apprendre le chinois ou l’arabe, et que « le monde ne s’arrête pas à l’Europe ».

 

  Une pétition "Save Langages at Suny Alabny", signée à ce jour par 13 800 personnes, a circulé sur internet, et l’ambassade de France aux États-Unis a dépêché à Albany son conseiller culturel Antonin Baudry (photo), qui a proposé à l’université de l’aide pour encourager les inscriptions dans les cours de français.

 

 

Albany rétablit sa majeure supprimée

 

Au point que l’université d’Albany a dû faire, en partie, marche arrière. Le 24 mars 2011, elle a annoncé qu’elle allait rétablir sa « mineure » en français - la « majeure », ainsi que les programmes "graduates" (master) vont quant à eux bel et bien disparaître.

 

Mais Albany n'est pas la seule. Face à la pression budgétaire, d’autres ont pris ce chemin, comme la Winona State University (Minessota). La North Carolina State University, qui doit gérer la baisse drastique de sa subvention publique, va quant à elle supprimer des postes en fondant le département de français dans celui de langues étrangères.

 

 

 

 

 

Très peu d'étudiants en cours de langues

 

 

Si ces coupes concernent les cours de langues, c'est avant tout parce qu'ils sont relativement peu attractifs. Vu d'Europe, le nombre d'étudiants américains qui étudient une langue étrangère paraît même extraordinairement faible. Seuls 8,6 % choisissent ce type de cours, rarement obligatoires pendant la scolarité. Parmi ceux qui font ce choix, 50% choisissent l'espagnol. Le français arrive en deuxième place, avec 14% des inscriptions, d’après la Modern Language Association (consulter la carte étudiants qui choisissent le français ici).

 

Au total, seuls 216 000 étudiants américains sur 17,7 millions étudient le français (voir le rapport de la MLA). Un chiffre en baisse depuis les années 70,  qui connaît cependant une légère reprise depuis les années 2000 (+ 4,8% entre 2006 et 2009). Par comparaison, l'arabe a connu une hausse des inscrits de 46%, et le chinois 19% sur la même période.

 

La situation n'est pas meilleure dans l'enseignement secondaire. D'après Rosemary Feal, la présidente de la MLA, « le nombre de lycéens qui choisissent le français a diminué de 3,2% » en trois ans.

 

 

Les professeurs de français s'organisent

 

 

 

 

Pour éviter la fermeture des classes de français, Columbia n’est pas la seule à se mobiliser. L’American Association of Teachers of French vient de mettre en ligne un "kit" pour tous les professeurs de français qui voient leur matière menacée. Un espace wiki a même été créé avec toute une série de questions-réponses, et des documents à distribuer. 

 

L’ambassade de France souhaite aussi apporter sa pierre. « Nous allons constituer une task force » avec des universitaires américains, « afin d’imaginer ensemble la place du français dans l'université du futur », a déclaré, à Columbia, Antonin Baudry. Et de souligner un paradoxe : « dans le même temps, les collaborations entre universités françaises et américaines s'intensifient, dans toutes les disciplines », avec de plus en plus de projets de recherche communs. En anglais, évidemment.

Jessica Gourdon

 

Source : educpros.fr, le lundi 9 mai 2011

Possibilité de réagir sur :

http://www.educpros.fr/detail-article/h/a2e5d00345/a/etats-unis-l-enseignement-du-francais-a-l-universite-resistera-t-il-a-la-crise.html

 

 

**********************************

 

Réaction de Charles Durand :

Rassurons-nous ! L'allemand, le russe et l'italien ont été passés à la trappe bien avant le français et cela n'est nullement limité aux langues. Par exemple, les départements d'histoire et de géographie ont été aussi affectés. Beaucoup ont été supprimés.

En principe, l'étudiant étatsunien qui arrive à l'université doit remplir son cursus avec un certain nombre de cours selon une formule assez complexe exigeant que l'étudiant prenne un certain nombre de cours d'un certain nombre de départements, quelle que soit la spécialité qu'il a l'intention de déclarer par la suite.

Dans le passé, les étudiants étaient donc contraints et forcés, lors des deux premières années d'université, de s'inscrire à des cours ne présentant pas de relation directe avec leur spécialité mais qui étaient censés leur donner un vernis de culture universitaire complétant leur spécialisation.

Bien entendu, il y avait aussi des étudiants désireux d'entreprendre des études dans des matières qui furent par la suite supprimées ou qui sont sur le point de l'être. À l'exception de l'espagnol, toutes les autres langues sont potentiellement menacées. Quant à la promotion de l'arabe et du chinois, il serait intéressant d'en mesurer les résultats concrets.

On peut certes dire que les étudiants sont peu motivés quand la discipline étudiée demande du temps et des efforts pour être maîtrisée. C'est totalement vrai tant et si bien que les jeunes Étatsuniens se sont également détournés des études scientifiques et techniques qui demandent une grande discipline mentale. Dans les facs de science et de technologie, c'est ainsi que la plupart des profs sont désormais chinois, indiens ou arabes...

Cependant, il faut également reconnaître que, en ce qui concerne les langues et la géographie, c'est les administrations des universités qui, petit à petit, ont retiré ces sujets des matières à étudier obligatoirement. Cela a été fait délibérément pour tenir la population dans un état d'ignorance. Sans langues étrangères, il est impossible d'appréhender les pays étrangers. Sans la géographie, on continue sur la même tendance et on ne peut plus comprendre les enjeux géopolitiques. Impossible aux États-Unis de faire dézoner un lecteur DVD pour passer des disques achetés à l'étranger sauf, bien sûr, si le disque lui-même est dézoné. Là encore, l'oligarchie étasunienne veut maintenir le citoyen dans un isolement aussi total que possible.

Bien entendu, quand l'ambassadeur de France à Washington parle de "task force" pour redynamiser l'étude du français, les effets sont exactement inverses. Quand les cons voleront, l'ambassadeur sera chef d'escadrille !
 

 

 

**********************************

 

 

Pierre Force (doyen des humanités à Columbia) :

« Malgré les discours alarmistes, l’importance intellectuelle du français aux États-Unis reste forte »

 

Pierre Force est l'une des grandes figures de Columbia University, à New-York. Ce Français sera, à partir du 1er juillet 2011, le futur directeur ("dean") du département des humanités à la faculté des arts et sciences. Ancien élève de l’ENS Ulm, Pierre Force vit aux États-Unis depuis 27 ans, et enseigne l’histoire et la philosophie à Columbia depuis 1987. À l'heure où certaines universités américaines remettent en cause la place du français, il évoque pour Educpros la place de cette langue aux États-Unis, et plus largement, de la recherche française.

 

Quelle place occupe l'enseignement du français à Columbia ?

 

À Columbia, tous les étudiants du bachelor (les 4 premières années) étudient une langue étrangère pendant au moins 4 semestres. Selon les années, entre 15 et 20% choisissent le français : c’est le 2ème choix derrière l’espagnol, qui rassemble 30% des étudiants. Ensuite, certains décident en plus d’étudier la littérature et la civilisation francophone, en tant que « mineure » ou « majeure ». Outre l’histoire et la culture française, l’intérêt pour cette langue est de plus en plus lié à un attrait croissant pour le monde francophone : les Antilles, l’Afrique, le Maghreb.

L’étude du français vous semble-t-elle menacée aux États-Unis ?

 

Je ne crois pas. Malgré les discours alarmistes, l’importance intellectuelle et culturelle du français reste importante, et cette langue continue d'avoir, ici, un statut particulier.  Si en proportion, les étudiants américains qui choisissent le français sont moins nombreux - dans les année 60, la moitié optaient pour cette langue -  en valeur absolue, ce nombre est resté à peu près stable.

Aujourd'hui, certaines universités d’État, soumises à des pressions budgétaires très fortes, sont tentées de réduire les programmes qui comptent moins d’étudiants, et à ce titre le français peut être touché. Mais il s’agit davantage d’une logique budgétaire que d’une idéologie.

L’idée que certaines langues ont une importance géopolitique plus forte que d’autres me semble une vision très cyclique et court-termiste. Et puis, les "bachelors of arts" aux États-Unis ne sont pas dans une logique d'adéquation directe aux besoins des entreprises, et c'est une bonne chose. Ce qui n'empêche que nos diplômés peuvent très bien, avec un diplôme en sciences humaines, travailler chez Goldman Sachs. 
 

 

Avez-vous le sentiment que la recherche française a moins de poids aux États-Unis qu'il y a quelques années ? 

 

 

La "French Theory" [Foucault, Derrida, Deleuze, Lévi-Strauss, etc.], qui a eu son heure de gloire sur les campus américains dans les années 70-80, est plutôt déclinante. Mais elle s’est banalisée au point de devenir la position théorique par défaut des départements de philosophie ! Certes, il y a moins de « grandes figures » françaises, qui venaient hier sur les campus tels des prophètes...

 

Mais on continue ici de citer des philosophes, des économistes, des mathématiciens français. Certains ont une vraie reconnaissance. C’est le cas, par exemple, de Pierre Hadot, un philosophe qui a d’abord été connu aux États-Unis avant de l'être en France. Ou de Bruno Latour, Étienne Balibar, Bernard Stiegler…

 

De même Columbia compte aujourd'hui bien plus d'enseignants-chercheurs formés en France qu’il y a 20 ans ! Nous sommes une vingtaine, et pas seulement dans le département de français : certains exercent en économie, mathématiques, musicologie… Les conditions du travail universitaire se sont dégradées en France depuis deux décennies, et de plus en plus de chercheurs souhaitent venir ici.

 

 

Propos recueillis par Jessica Gourdon

 

 

Source : educpros.fr, le lundi 9 mai 2011

Possibilité de réagir sur :

http://www.educpros.fr/detail-article/h/2043378017/a/pierre-force-enseignant-cherchercheur-au-departement-des-

humanites-de-columbia-malgre-les.html

 


 

 

Haut de page