Guy Deutscher, le linguiste qui défend de parler l’anglais

 

Il avance de nouveaux arguments scientifiques pour lutter contre l’hégémonie de sa langue qui devient un patois de la mondialisation.

Mauvais apprentis de langue étrangère, les Français ? Moins d’un tiers des Britanniques peuvent tenir une conversation dans une autre langue que la leur, ce qui représente la même proportion que celle des Français capables de s’exprimer en anglais, alors que la moyenne européenne est de 45 %, avec des pics à 80 % aux Pays-Bas, en Suède ou en Norvège.

À pensée unique, langue unique ? Il semble désormais aller de soi que l’anglais peut servir de langue commune à chacun, quelle que soit sa langue maternelle d’origine. La démonstration la plus frappante en est donnée par les grands groupes mondialisés qui imposent l’anglais dans leurs couloirs jusqu’autour des distributeurs à café, y compris entre locuteurs d’une même langue maternelle. Pourtant, les recherches récentes sur le sujet par un linguiste (anglais), honorable professeur de l’université de Manchester comme Guy Deutscher apportent du grain à moudre au moulin à paroles. Le chercheur avance de puissants arguments pour le maintien de la plus grande diversité possible dans la Babel planétaire.

Un échange, y compris une négociation diplomatique, des discussions sur une norme ou l’élaboration d’un accord commercial, tenu en anglais par des personnes dont ce n’est pas la langue maternelle n’aboutissent pas du tout à des conclusions différentes si chacun a la possibilité de s’exprimer dans sa propre langue. Pourquoi ? Les différents interlocuteurs se trouvent dans un contexte où ils se trouvent tentés ou obligés de comprendre les mécanismes des uns et des autres. C’est la thèse, en profonde rupture avec les pratiques dominantes qui ont installé l’anglais comme seule langue véhiculaire.

 

Gymnastique linguistique

Dans « Through the language glass » (Metropolitan Books, non traduit en français), Guy Deustcher laisse entrevoir les immenses territoires inexplorés des effets différenciés de chaque langue sur le cerveau de ses locuteurs. Membre de la "School of languages" de l’université de Manchester, il défend l’idée qu’il serait temps de penser à cultiver soigneusement ces multiples visions du monde. Une position très minoritaire devant le rouleau compresseur de l’hégémonie linguistique. Les anglophones ne ressentent pas l’utilité d’apprendre des langues étrangères. Pour les autres, l’idée que les diverses sensibilités, quelle que soit la langue maternelle d’origine, puisse s’exprimer de la même façon dans un idiome commun, en l’occurrence un anglais international, patois mondialisé tirant vers le bas, s’est peu à peu imposée.

Guy Deutscher, dont la langue maternelle est l’hébreu, lui veut croire aux progrès qui pourraient être accomplis dans la compréhension mutuelle entre les êtres, y compris au plus haut niveau, en diplomatie ou dans les affaires, si l’on tenait davantage compte des formes de pensée que développe chaque langue vivante. Pour lui, le langage s’apparente à une sorte de gymnastique qui, répétée jour après jour, finit par muscler certaines émotions et aptitudes. « le Chinois n’oblige pas son locuteur à spécifier le temps de l’action qu’il décrit ce qui n’empêche pas les Chinois de différencier le présent du passé s’ils le souhaitent  » décrit-il, en démentant au passage la vieille thèse d’un Benjamin Lee Whorf. Dans les années 1940, ce chercheur fit admettre que les langues pouvaient interdire aux uns de saisir les concepts des autres. À ses yeux, les Amérindiens étaient, pour cette raison tout à fait inaptes à saisir la notion d’écoulement du temps. En revanche leurs langues favorisaient une meilleure compréhension instinctive de la quatrième dimension spatiotemporelle contenue dans les théories d’Einstein. Ces théories, très séduisantes à l’époque, se sont révélées entièrement fausses.

Certes un Chinois n’oblige pas son locuteur à spécifier le temps de l’action qu’il décrit, comme c’est le cas en français et encore plus en anglais où toute action décrite est positionnée au présent, au passé ou au futur (je fais, j’ai fait ou je ferai). « Ce qui n’empêche pas les Chinois de faire la différence entre le présent et le passé et de l’exprimer si nécessaire » commente Guy Deutscher. « Il faut donc plutôt voir la langue comme une contrainte, qui oblige à prendre systématiquement en compte tel ou tel élément de la réalité  ».

 

Genre et couleurs

« La connaissance du cerveau humain est beaucoup trop limitée pour que l’on puisse entrer dans la complexité des effets que le langage produit sur nos comportements, indique Guy Deutscher, mais on peut isoler des symptômes simples. » 

Est-il par exemple indifférent que Français, Italiens, ou Allemands pensent en permanence au sexe des objets qui les entourent tandis que les Anglais campent dans le désert monochrome du « it » et du « its », le genre « neutre » affecté à tout ce qui n’est pas humain ? Dans cet océan de neutralité ne surnagent guère que les navires qui peuplent, tels des créatures vivantes, les romans de Joseph Conrad, auxquels ce peuple de marins accole affectueusement le pronom féminin "she". Comment imaginer que, dans bien d’autres langues, le va-et-vient constant entre féminin et masculin ne finisse pas par créer des sentiments à l’égard des choses ? La mer est un exemple célèbre, féminine et si proche de la maternité en Français, masculine et puissante en Espagnol, en Italien, ou en portugais. 
« L’anglais donne la priorité à la fonction, tandis que le français est en permanence torturé par un besoin de préciser le genre de la personne qui l’occupe », soutient l’anthropo-linguiste.

La lutte d’influence des genres affecte aussi les rapports entre les sexes. L’anglais n’exige pas, pour raconter sa soirée de la veille, de préciser si celle-ci a été passée en compagnie masculine ou féminine. « Yesterday I dinned with my neighbor » (hier j’ai mangé chez mon (ma) voisin(e)) pourra affirmer un anglophone sans avoir obligatoirement à préciser s’il s’agissait de son voisin ou de sa voisine. « Cela ne signifie pas que les Anglais ne savent pas faire la différence entre une soirée passée avec un homme ou avec une femme, mais que certains locuteurs sont obligés de prendre tout de suite en considération la référence au sexe des personnes  » explique Guy Deutscher. De même, l’anglais donne la priorité à la fonction, tandis que le français est en permanence torturé par un besoin de préciser le genre de la personne qui l’occupe en s’écorchant souvent la langue pour parler de l’écrivaine, de la présidente ou de la chercheuse. Marie-France Garaud a illustré ce dilemme lors d’un débat télévisé récent en coupant sèchement l’animateur qui résumait sa carrière pour préciser qu’elle avait été «  conseiller » de Georges Pompidou, et non pas « conseillère  ».

 

Langues « égocentriques », langues « géographiques »

Outre les émotions, le langage modèle notre perception du monde qui nous entoure, poursuit Guy Deutscher, par exemple à travers la désignation des couleurs. Jusqu’à il y a peu de temps, la langue japonaise ne différenciait pas le vert du bleu. Certaines autres langues ne distinguent dans le langage courant que le noir, le blanc et les couleurs. Mais, l’exemple le plus frappant de l’impact du langage sur nos comportements concerne la manière de se situer dans l’espace. « Regarde derrière toi  », « Tourne sur ta droite » indiquent les langues dites « égocentriques », les plus nombreuses, qui donnent à leurs locuteurs la possibilité de se repérer, quel que soit l’endroit, par rapport à leur propre position dans l’espace. « Un aborigène d’Australie parlant le Guugu Yimithirr pourra vous dire, en revanche : « Attention tu as une grosse araignée au Nord de ton pied » et il vous faudra comprendre instantanément où se situe ce point pour éviter le danger  » explique Guy Deustscher. Il existe ainsi plusieurs dizaines de langues «  géographiques  » à travers le monde, du Mexique à la Polynésie, qui initient dès la plus tendre enfance, leurs locuteurs à se transformer en boussoles humaines dotées d’une conscience permanente de la position des quatre points cardinaux avec, forcément, une autre conscience de leur propre place dans le paysage qui les entoure. On peut y voir une leçon de modestie, mais surtout une incitation à lutter contre l’effacement dans une langue unique de cette palette de points de vues et de sensibilités.

 

Vendredi 12 novembre 2010,

par Jacques Secondi

 

Source : lesinfluences.fr, le vendredi 12 novembre 2010

http://www.lesinfluences.fr/Guy-Deutscher-le-linguiste-qui.html

 

 

 

 

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