Comploter contre la France en utilisant la langue française

 

Comment Alain Mabanckou, l'auteur de Verre cassé, a-t-il fait sienne la langue française ? À Brazzaville, avec des dictées difficiles, puis en dévorant San Antonio et Victor Hugo.

 

                        

Alain Mabanckou
           DR

 

Pourquoi avoir choisi d'écrire en français ?

Alain Mabanckou : Pour moi, il est naturel d'écrire dans cette langue. J'ai toujours estimé qu'il n'y avait pas de conflit linguistique entre la langue française et moi. Et cela m'a paru naturel d'utiliser cette langue. Quand j'ai grandi, le français était dans la rue comme le lingala. C'était la langue de l'administration. C'était la langue de ceux qui avaient fait quelques études. C'était la langue aussi dans le marché où l'on jouait aux grands en parlant français. Si j'écris en français, c'est parce que toutes les langues africaines que je connais sont des langues orales. Le français a été ma langue de l'écriture. Les seuls textes littéraires que j'aie lus au départ étaient des textes en français, même lorsqu'il s'agissait d'auteurs anglophones. L'intérêt de la langue française, c'est aussi de permettre aux Africains francophones de lire les Africains qui écrivent en anglais, notamment les Nigérians : Amos Tutuola, Chinua Achebe et Wole Soyinka. Dès lors, le français devient une langue qui fédère. Les colonisés peuvent l'utiliser contre le colonisateur et voir ce qui se passe chez leurs frères. C'est un pont pour découvrir l'autre monde. Certains disent qu'il faut l'abandonner parce que c'est une langue de colonisation, mais sans le français je n'aurais jamais compris Boubacar Boris Diop. Il va parler wolof et moi je vais parler lingala. S'il écrit en wolof, ce qui est le cas pour son dernier roman, je ne peux pas le lire, je ne comprends pas son univers. On peut même comploter contre la France en utilisant la langue française.

Sentez-vous cette langue comme un corps étranger ?

J'estime que cette langue nous appartient. Elle appartient à tout le monde. L'écrivain, dès qu'il a une langue, c'est quelque chose qui lui appartient, qui est désormais en lui. Il ne se pose même pas la question d'écrire en français. C'est un souffle, un instrument, comme l'anglais pour des Salman Rushdie, des Zadie Smith, des Naipaul. Pour eux aussi, l'anglais est une langue coloniale, mais ils l'ont transformée de façon à en faire quelque chose qui puisse étonner les Anglais eux-mêmes. Ces auteurs apportent la charge de leur univers pour donner à la langue un souffle nouveau.

Quelles ont été vos premières émotions littéraires ?

J'étais fasciné par la poésie française : Lamartine, Musset, Baudelaire. Ces poésies m'avaient frappé dès l'adolescence. Je les lisais sous forme d'extraits dans le Lagarde et Michard. De même Victor Hugo. On le voyait en photo avec sa barbe. On découvrait son destin malheureux. Sa fille qui se noie avec son gendre. L'homme pourchassé, l'exil. On voulait épouser la vie de ces auteurs. Je me disais : "Sa vie ressemble à la mienne." L'écrivain fonctionne par imitation. D'ailleurs, Victor Hugo lui-même voulait être Chateaubriand. Sa poésie me parlait. La mienne est essentiellement familiale. Elle parle de la mort de ma mère. De la sœur que j'aurais rêvé d'avoir, alors que j'étais fils unique.

Dans votre roman Verre cassé (éd. Le Seuil, 2005), les personnages sont poursuivis par la guigne.

Oui, il s'agit d'une sorte d'autobiographie cachée. Le malheur principal, c'est le fait que Verre cassé (c'est le nom du personnage principal, un écrivain alcoolique) lui-même prend la décision de se sacrifier pour aller rejoindre sa mère. Ce roman parle aussi de la nostalgie, de l'exil. Moi aussi, j'ai dû partir. Je ne pouvais pas retourner au Congo-Brazzaville, à cause de la guerre civile… Et, si vous vivez en France, vous êtes automatiquement considéré comme un opposant. J'ai vécu en France pendant treize ans.

Quels sont les écrivains africains qui vous ont le plus marqué ?

Le Guinéen Camara Laye, l'auteur de L'Enfant noir. Les éditions Plon m'ont demandé de préfacer la nouvelle édition de ce roman. Quelle ironie ! A l'école, on me fouettait parce que je n'arrivais pas à bien faire la dictée de L'Enfant noir. Si on avait fait cinq fautes, on avait cinq coups de chicote. C'était malheureux parce que, parfois, le meilleur de la classe n'avait fait qu'une faute. Le maître devait malgré tout le taper, même s'il ne le faisait pas avec le même enthousiasme que pour celui qui en avait commis vingt-cinq. A l'époque, il n'y avait pas beaucoup de littérature africaine au programme. On lisait Germinal de Zola, Terre des hommes de Saint-Exupéry, Les Mains sales de Sartre. On étudiait surtout la littérature française. C'est à l'université que j'ai commencé à découvrir la littérature africaine. J'étais étudiant en droit…

Comment êtes-vous entré en contact avec les livres ?

Grâce à mon père. Il était portier dans un hôtel de Pointe-Noire [la capitale économique du Congo-Brazzaville]. Quand les clients laissaient des livres à l'hôtel, il les rapportait à la maison. Mon père ne savait pas lire, mais il adorait les livres. Il pensait que c'était important que son fils ait des livres.

Il me rapportait plein de romans. En particulier des ouvrages de Frédéric Dard, des San Antonio. Sans mon père, je ne serais sans doute jamais devenu écrivain.

Les écrivains africains n'ont-ils pas tendance à écrire des livres destinés à plaire avant tout au public français ?

Il y a une espèce d'allégeance. De fait, le lectorat de l'écrivain africain est à 99 % européen. Ce n'est pas uniquement dû au fait que le livre est cher. En Afrique, nous avons des centres culturels. Enfant, je lisais les livres au centre culturel. Même si le livre est là, il faut une culture de la lecture. Parfois, c'est parce que l'Européen a lu et apprécié que l'Africain va lire tel ou tel ouvrage. Si un livre africain a du succès, c'est souvent parce que cela correspond à ce que l'Europe attend d'un auteur africain. C'est le cas de Je suis noir et je n'aime pas le manioc (Gaston Kelman, éd. Max Milo). On va dire : "C'est marrant, ce Noir a brisé le cliché sur les Noirs."

N'est-ce pas frustrant de devoir écrire pour les Occidentaux ?

Oui, on aimerait avoir davantage de lecteurs en Afrique. Mais l'avantage, en Afrique, c'est qu'un exemplaire est lu par au moins dix personnes. En outre, on constate un vrai changement avec la multiplication des livres de poche. Les auteurs noirs ne sont plus toujours cantonnés dans des collections africaines. Il faut que la littérature africaine devienne majeure. Qu'elle arrête de larmoyer.

L'acte d'écrire est un exercice solitaire. Est-il accepté en Afrique ?

La vie africaine est par essence une vie un peu étouffée par le côté communautaire. L'individu est gommé dans la société, même si cela commence à changer. Tout doit être fait en rapport avec la collectivité. L'acte d'écrire est par essence un acte égoïste, puisqu'il faut se retirer pour réfléchir. On ne peut pas se le permettre dans un continent où les gens viennent à tout instant chez vous. Donc, ça paralyse la création. Si vous vous retirez, on va dire que vous êtes malade, misanthrope, asocial. L'écrivain africain qui vit dans le continent suscite la méfiance. Les écrivains de là-bas vivent dans une sorte d'exil intérieur.

 

Propos recueillis par Pierre Cherruau

 


Source : Courrierinternational.com, http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=60821


 

 

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En écho à l'écrivain africain de langue française du précédent message ...

                        
 


Porte-parole d’un continent
INTERVIEW DE TIKEN JAH FAKOLY

Tiken Jah Fakoly a toujours revendiqué sa volonté d'éveiller les consciences. Populaire mais marginalisé dans son pays, le chanteur de reggae ivoirien revient avec son cinquième album « L'Africain », invariablement enraciné dans les maux subis par son continent. Il termine actuellement une grande tournée en France.

C’est dans un bar proche de Radio France à Paris que nous rencontrons Tiken Jah Fakoly, entre deux enregistrements. Détendu et sympathique, le chanteur, icône du reggae en Afrique et en Europe, se livre. Il revient sur son parcours, son succès, les messages qu’il délivre dans ses chansons, et la situation en Afrique aujourd’hui. Entretien à coeur ouvert...

 

Comment expliquez-vous le rapide succès de « Mangercratie », et votre notoriété immédiate en France ?

Les textes de mes chansons sont de véritables textes de reggae. J'entends par-là des textes d'éveil, d'éducation, de revendications, avec une prise de position politique comme dans le reggae de Bob Marley. J'imagine que c'est la raison pour laquelle le public français s'est intéressé à ma musique. Ma notoriété n'a pas été immédiate. J'ai commencé par des petits concerts sur des péniches pas loin de la bibliothèque François Mitterrand. Il y a eu aussi des concerts à la Boule Noire, et puis on a quand même connu pas mal de difficultés avant d'être distribués. Je suis arrivé en France en 97, et ce n'est qu'en 99
que l'on a eu notre premier distributeur, donc ça n'a pas été si rapide que ça.

Voir la vidéo de Tiken Jah Fakoly

 

Les deux disques d'or obtenus pour « Françafrique » et « Coup de Gueule » ainsi que la Victoire de la musique que vous avez eue en 2003 vous ont-ils beaucoup touché ?

Les deux disques d'Or représentent la reconnaissance du public. La Victoire de la musique, c'est la reconnaissance des professionnels, et c'est vrai que j'en suis vraiment fier. D'autant plus que cette Victoire de la musique était la première qui revenait à un artiste d'Afrique noire.

 

Est-ce que le fait de chanter en français représente quelque chose d'important pour vous ?

À vrai dire, j'accorde autant d'importance au message qu'à la langue dans laquelle je vais le faire passer. Le français me permet d'être compris dans beaucoup de pays, ce qui n'est pas le cas quand je chante dans les langues africaines. Je suis Ivoirien, mais mon pays a été colonisé par la France. La langue française me vient donc naturellement et, comme je viens de le dire, elle me permet de toucher un public plus large.

 

Chanter en anglais comme le faisait Alpha Blondy... Y avez-vous pensé ?

Pas vraiment. Vu que mon anglais n'est pas encore parfait, je préfère attendre de me sentir complètement à l'aise pour m'exprimer dans cette langue. Je n'ai pas envie de faire une chanson en anglais et d'être obligé de prendre un traducteur à chaque fois que je fais une interview… Donc, pour l'instant, je ne me sens tout simplement pas prêt. Et je ne suis pas pressé de l'être...
 

Suite à des menaces, vous avez été obligé de quitter la Côte d'Ivoire en 2002 pour vous réfugier au Mali. Comment l'avez-vous vécu ?

On m'a tout de suite montré que j'étais chez moi au Mali, l'accueil a été chaleureux. Du coup, mon séjour s'est vraiment très bien passé. Au cours de ces cinq dernières années, le Mali est devenu mon pays d'adoption. Je garde toujours contact avec la Côte d'Ivoire, j'ai des amis, ma famille, une maison… C'est vrai que certains choses me manquent, mais j'espère pouvoir bientôt y retourner.

 

Dans la chanson « L’Africain » de votre nouvel album, vous considérez les Afro-américains, Antillais, Brésiliens... comme des Africains à part entière. Pouvez-vous nous préciser votre pensée ?

En fait, je pense qu'ils sont les descendants de nos frères africains déportés pendant la traite des esclaves. Ils doivent donc se considérer comme Africains, et garder en tête le continent qu'ils ont quitté de force. Je pense que leur soutien rend l'Afrique plus riche et plus forte. Le but de cet album est justement de rassembler les Africains du monde entier, peu importe où ils vivent ou depuis combien de temps. Ils ne seront jamais blancs. C'est pour ça qu'ils doivent rester tournés vers l'Afrique. J'aimerais que les chefs d'États africains se rendent plus souvent en Guadeloupe, en Martinique ou en Haïti, pour montrer que
l'Afrique n'a pas oublié ses enfants déportés. Inversement, même si tous les émigrés ne reviennent pas physiquement, j'aimerais qu'ils reviennent spirituellement.

Cette pensée se rapproche du thème de la chanson de Bob Marley « Africa Unite »...

Tout à fait. L'Afrique ne sera forte que quand elle saura s'unir. Les Noirs ne seront respectés que lorsqu’ils seront unis. C'est à ce moment-là que l'on pourra enseigner au monde entier la partie cachée de notre histoire. Malheureusement, pour beaucoup d'Occidentaux, l'histoire de l'Afrique commence à partir de l'esclavage. Peu de gens connaissent la véritable histoire de la civilisation africaine. Cette histoire a été capturée par 400 ans d'esclavage et de nombreuses années de colonisation. Aujourd'hui encore, cette dernière est dissimulée derrière une « coopération » qui ne dit pas son nom : beaucoup d'entreprises américaines, françaises, anglaises (...) se remplissent encore les poches sur le dos de notre continent.

Sur votre nouvel album figurent les collaborations de Magyd Cherfi et Soprano. Pourriez-vous nous parler de vos relations avec les artistes français ?

J'aime les collaborations avec des artistes qui ont des choses à dire. Je me sens automatiquement proche des gens qui partagent le même combat que moi. C'est comme ça que, sur mon précédent album, j'avais invité Mouss et Hakim (anciens du groupe Zebda) sur le morceau « Où veux-tu que j'aille ? ». Soprano est l'une des voix incontournables du rap français, il a des textes engagés et, même s'il n'a jamais vécu en Afrique, il m'a fait part de son profond attachement pour ses origines.

Pouvez-vous nous présenter Beta Simon ?

Beta Simon apparaît sur le titre « Ma Côte d'Ivoire », il est Ivoirien comme moi, et a connu un grand succès en Côte d'Ivoire et au Burkina Faso. Je l'ai retrouvé en France et on a décidé ensemble de produire son premier album : « Kraity Payan Guez » (sorti en mai 2007 en France). Beta est d’origine bété, comme le président de la république de Côte d'Ivoire, et je suis dioula, comme les rebelles. On pensait que notre association pourrait donner l'exemple aux jeunes, et faire office de symbole. C'est un geste politique en quelque sorte.

Les thèmes rastas ne sont pas vraiment présents dans votre musique. Quelles sont vos considérations pour le reggae jamaïcain ?

Ces thèmes-là ne sont pas prioritaires chez moi, ou dans le reggae africain d'une manière générale. Je connais l'histoire de Hailé Selassié. C'était un grand homme, un des derniers grands chefs d'État africain. Je trouve regrettable que son histoire ne soit pas suffisamment racontée dans les sociétés occidentales. Il a été l'un des premiers à réclamer l'indépendance de l'Afrique. Malheureusement, les puissances coloniales ont réussi à le faire passer pour un dictateur.
Cela dit, ma priorité est d'aborder des thèmes actuels que je juge plus urgents, comme la lutte contre la corruption, contre la dictature, ou encore l'éducation des plus jeunes et l'éveil des consciences par exemple.

L'album a été enregistré à Bamako dans votre studio « H. Camara ». Pouvez-vous nous en parler ?

J'ai créé ce studio pour promouvoir les artistes africains. À l'entrée est inscrite la devise « L'Afrique ne pleure plus, elle parle ici ». L'objectif de ce studio est de réunir tous les artistes africains qui ont envie d'être les porte-parole du continent. On a parlé des Jamaïcains tout à l'heure, on pourrait passer la nuit à énumérer toutes leurs stars de reggae, alors que c'est un pays de 3 millions d'habitants. L'Afrique, c'est tout un continent, c'est 53 pays, c'est des millions et des millions d'habitants. On a encore besoin de milliers de porte-parole...
 


Propos recueillis par Boris Norbert et Rémy Pellissier pour Evene.fr
Septembre 2007

 

Source : evene.fr, http://www.evene.fr/musique/actualite/interview-tiken-jah-fakoly-africain-1059.php