L'élargissement renforce la domination de l'anglais au sein de 

l'Union

Avec l'adhésion, le 1er  mai, de dix nouveaux États, l'Europe doit désormais travailler en vingt idiomes différents. Cette situation, qui grippe la machine communautaire, conduit de nombreux acteurs à privilégier l'usage de la "langue-pivot" la plus répandue dans les pays de l'UE.

Bruxelles de notre bureau européen


Sandra Kalniete, fébrile, reprend son souffle. "J'ai des problèmes, car je ne parle pas dans ma langue maternelle", s'excuse-t-elle. Auditionnée par les députés européens, mardi 13 avril, la commissaire désignée par la Lettonie avait commencé par s'exprimer en letton. Officiellement, rien de plus normal : le Parlement européen a fait sien le mot d'Umberto Eco - "la langue de l'Europe, c'est la traduction" - et a prévu d'interpréter les débats dans les vingt langues officielles de l'Union élargie.
Pourtant, dès le début, on pressent les difficultés. "Nous travaillons désormais en vingt langues. Je vous demande de ne pas intervenir trop vite, pour permettre l'interprétation", prévient le président de séance, le Français Joseph Daul. Au bout de quelques minutes, la belle machine s'enraye. Les questions des eurodéputés ne sont pas traduites directement de langue à langue, ce qui exigerait d'avoir 380 combinaisons (finno-portugais, italo-tchèque, polono-slovène, etc.), mais par l'intermédiaire d'une langue "pivot", en général l'anglais ou le français. Et, au fil des traductions, on perd de la substance sur un sujet très technique : la politique agricole et de la pêche. En tout cas, cela va trop vite pour Mme Kalniete, et l'on demande à plusieurs orateurs de répéter lentement leur question. "Je ne suis pas certaine d'avoir saisi toute la traduction", lâche la Lettone, qui finit par jeter l'éponge. Après avoir prononcé deux mots en français, elle passe définitivement à l'anglais.
Dans la foulée, plusieurs eurodéputés renoncent, eux aussi, à s'exprimer dans leur langue maternelle, à l'instar de l'Autrichien Hannes Swoboda, pour dialoguer directement en anglais. La solution n'est pas la panacée, comme le révèle la peine qu'éprouve Mme Kalniete à s'exprimer avec précision dans cet espéranto appauvri qui n'a plus qu'un lointain rapport avec la langue de Shakespeare. Ainsi est faite, en tout cas, la démonstration que l'Europe aura les plus grandes difficultés à fonctionner avec vingt langues.
"Il faut s'en féliciter : on ne peut pas travailler comme cela. Soit on a le courage de dire qu'il faut travailler avec cinq ou six langues, et c'est le seul moyen de sauver le français. Sinon, l'anglais s'imposera partout", a commenté, dans l'Hémicycle, l'eurodéputé français Alain Lamassoure. Cette position a été défendue de facto par le commissaire hongrois Peter Balazs. Auditionné après Mme Kalniete, il a veillé, après s'être exprimé dans sa langue maternelle, à utiliser à la perfection les trois langues de travail de la Commission et des ambassadeurs à Bruxelles : l'anglais, le français et l'allemand.
Ce régime trilingue est aussi celui qui prévaut lors des rencontres informelles des ministres européens, mais il est en sursis. Bien sûr, les règles ont été respectées lors de la réunion informelle des ministres des affaires européennes en Irlande, du 6 au 8 avril, consacrée à la communication en Europe et à laquelle quelques journalistes avaient été conviés. Dans la salle du conseil, isolés dans trois cabines, les interprètes traduisaient... mais personne ou presque n'utilisait leurs services : bien seule, la ministre française Claudie Haigneré avait des écouteurs sur les oreilles, alors que se succédaient des orateurs qui ne s'exprimaient qu'en anglais.
Lorsque, en fin de journée, le représentant du Monde, invité pour l'occasion, s'aventure à intervenir dans sa langue, il contraint la majorité des membres de l'assemblée à saisir leurs écouteurs. Le militantisme de la langue a ses limites et lorsque s'engage la discussion générale, le Français bascule, comme tout le monde, à l'anglais. Le lendemain, le commissaire français, Pascal Lamy, n'a pas d'états d'âme : des écoliers irlandais ayant été conviés à écouter les débats, il choisit l'anglais.
Dès qu'on quitte la salle de réunion des ministres, l'anglais s'impose avec encore plus de force. Certes, les eurocrates et autres diplomates, qui multiplient les mariages mixtes et sont ouverts sur les cultures européennes, sont très souvent d'admirables polyglottes. Mais, avec l'élargissement, ils n'ont plus guère que l'anglais en commun. Ainsi, au cours du dîner offert par la présidence irlandaise, les convives français, britannique et allemand d'une des tables parlent tous français, allemand, anglais, ce qui devrait leur permettre de s'exprimer dans leur langue ou, par courtoisie, dans la langue de leur interlocuteur. Mais des Macédoniens ont été aussi conviés, et la conversation bascule d'autorité vers l'anglais.
Enfin, à la Commission, l'élargissement est en passe de faire tomber les derniers bastions non anglophones. L'allemand, parlé par 100 millions d'Européens, est une langue trop difficile pour être véhiculaire. Le français, qui bénéficie de l'environnement francophone bruxellois, est en perte de vitesse depuis l'élargissement de l'Union, en 1995, à la Suède, à l'Autriche et à la Finlande, dont les ressortissants ont largement refusé de se mettre au français. Ainsi, en 1997, 40 % des documents étaient rédigés originellement en français. Ce taux est aujourd'hui inférieur à 30 %.
Les jeunes générations de l'Europe méditerranéenne privilégient de plus en plus l'anglais. Les fonctionnaires venus d'Europe de l'Est ont davantage été formés à Harvard ou à Oxford qu'à la Sorbonne. Et le basculement définitif se prépare. Les nouveaux commissaires ont du mal à trouver des porte-parole parlant leur langue, le français et l'anglais, comme c'est la règle. Le cabinet de Pascal Lamy, qui travaillait en français, utilisera désormais l'anglais, la commissaire qu'il est censé chaperonner, la Polonaise Danuta Hübner, ne maîtrisant pas la langue de Molière.
Les Français de la Commission ont leur part de responsabilité dans ce déclin. Une partie a cru que la position dominante du français serait éternelle, et s'est permis, pendant des années, de parler, en réunion, vite et dans un langage familier difficile à comprendre, sans faire la moindre place à l'italien et à l'espagnol. L'autre partie s'est entichée du modèle anglo-saxon, à l'instar de ce jeune fonctionnaire qui avait cru utile de faire une conférence de presse en anglais sur la réforme de la politique agricole commune (PAC), alors que l'usage eût voulu qu'il parlât sa langue maternelle. "Les Français font exprès de ne pas utiliser le français, car ils sont fiers de montrer qu'ils peuvent écrire directement en anglais et sans faute", accuse un fonctionnaire français.
Aujourd'hui, défendre le français à la Commission, c'est être "ringard". Ainsi, ce haut fonctionnaire francophone belge de la Commission souhaite soutenir, face au modèle anglo-saxon, les concepts français associés à la langue française, en particulier le modèle social européen, mais refuse d'être cité pour ne pas être catalogué avec les "ayatollahs" de la francophonie.
Dans ce contexte, l'Europe élargie ne sera pas Babel. Elle a trouvé le don des langues : c'est l'anglais.

 

 

Arnaud  Leparmentier
 

 

Source : Le Monde, édition du 18 avril  2004