Le casse-tête des langues en entreprise
 

Un quart des salariés des entreprises françaises de 20 salariés ou plus sont amenés à pratiquer une langue étrangère à l'occasion de leur activité professionnelle.

Plus d'un demi-million de salariés français utilisent une langue étrangère au travail, tout en en éprouvant une gêne. Tel est le spectaculaire constat dressé par une enquête de la Direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques du ministère de l'Emploi (Dares) portant sur les conditions d'activité professionnelle et les carrières. La plupart des résultats de cette étude ne seront publiés que l'an prochain. Mais les données concernant spécifiquement la pratique des langues étrangères dans l'entreprise doivent, elles, être dévoilées dès aujourd'hui à l'occasion d'un colloque organisé par la Délégation générale à la langue française, « Le français, une langue pour l'entreprise ».


Responsabilité élevée

Premier enseignement de l'enquête de la Dares, analysée par le Centre d'études de l'emploi : les langues étrangères, et au premier chef l'anglais, tiennent une place très significative dans le quotidien des travailleurs français. Parmi les 14350 collaborateurs d'entreprises de 20 personnes ou plus interrogés, représentatifs de 7,5 millions de salariés environ, 26 % exercent une activité impliquant de parler ou d'écrire régulièrement un idiome étranger. Dans 89 % des cas, il s'agira en premier lieu de l'anglais, loin devant l'allemand (5 %), l'espagnol (2 %), l'italien (1 %). La proportion de personnes amenées à lire des documents rédigés dans une langue autre que la leur est plus élevée encore, puisqu'elle atteint 32 %.

Pratique d'une langue et exercice d'une responsabilité élevée vont de pair : ainsi, 80 % des personnes parlant, écrivant et lisant une langue étrangère ont fait des études supérieures, contre 35 % seulement pour la moyenne des salariés interrogés. Corrélativement, 59 % sont des cadres, et 3 % seulement des ouvriers. Ces actifs sont également plus jeunes et plus masculins. De même, le secteur privé est plus familier que la fonction publique des idiomes étrangers.

C'est dans les relations avec l'extérieur de l'entreprise que ces derniers ont le plus cours, puisque 43 % des utilisateurs les pratiquent avec des fournisseurs, et 53 % avec des clients. Toutefois, traduction de l'internationalisation accrue des sociétés, 29 % des personnes concernées échangent aussi dans une langue étrangère dans le cadre des relations avec leurs collègues.

Le point le plus révélateur de l'enquête est cependant celui touchant à la proportion des interviewés qui affirment que la lecture d'un texte en langue étrangère présente pour eux un caractère gênant. Tel est le cas de 22 % d'entre eux. Rapporté à la population active dans les entreprises de 20 employés ou plus, ce groupe représente plus de 500 000 personnes. Si on prend aussi en considération les collaborateurs de PME de moins de 20 personnes, non inclus dans l'enquête de la Dares, on peut considérer que le nombre des salariés mal à l'aise face à des documents en langue étrangère est encore largement supérieur. « À défaut d'êtres surprenantes, ces données sont inquiétantes. Elles révèlent un sentiment d'insécurité linguistique qui constitue un trouble à la cohésion sociale. Face à ce phénomène, est-il davantage opportun d'agir par un respect plus vigilant du droit au français dans l'entreprise, ou bien de favoriser les formations linguistiques ? À mon sens, les deux termes de cette alternative ne sont pas contradictoires. Une bonne politique d'entreprise peut être de concilier les deux objectifs », analyse Xavier North, le délégué général à la langue française.

 


 

Formation insuffisante

Le cas québécois est en l'occurrence édifiant. Dans la Belle Province, où la « loi 101 » impose des dispositions très strictes en matière du respect du français, 62,5 % des actifs francophones utilisent couramment l'anglais dans leur travail, mais ils ne sont que 12 % à en éprouver une gêne. La France a d'autant plus de chemin à parcourir pour imiter cet exemple que l'effort d'enseignement des langues dans les entreprises y demeure réduit. Selon la Dares, si 62 % des personnes déclarant éprouver une gêne à comprendre une langue étrangère ont suivi une formation durant leur vie professionnelle, seuls un dixième d'entre eux l'a effectuée dans le domaine linguistique.

Longtemps relégué au second plan, le débat sur la maîtrise des langues dans l'entreprise a pris aujourd'hui davantage d'acuité. L'accident de surirradiation survenu à l'hôpital d'Épinal, dont une des causes semble liée à une erreur de réglage d'un appareil de radiographie, dont le mode d'emploi était rédigé en anglais, a replacé de façon tragique le sujet dans l'actualité. Mais le dossier trouve aussi ses prolongements sur le terrain du droit. Les tribunaux se montrent de mieux en mieux disposés envers les défenseurs du droit au français dans l'entreprise. La cour d'appel de Versailles a ainsi confirmé l'an dernier la condamnation de General Electric Medical Systems (Gems) à mettre sans délai à disposition de ses salariés une version française de ses logiciels informatiques et des documents relatifs à la formation des personnels. Le tribunal de Nanterre, de son côté, a imposé en avril de cette année à Europ Assistance de fournir à ses employés la traduction de deux logiciels, sous peine, passé trois mois, d'une astreinte de 5 000 euros par document et par jour de retard.


JEAN-FRANÇOIS POLO




Source : Lesechos.fr, le mardi 4 décembre 2007

 http://www.lesechos.fr/management/actu/4655754.htm