L'effet du plurilinguisme sur la compétitivité des entreprises suisses

L'invité : François Grin, Professeur d'économie à l'École de traduction et d'interprétation de l'Université de Genève
 

Dans le feu de la polémique avec Bruxelles sur les vices et les vertus de notre système fiscal, une petite phrase du conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz est passée à peu près inaperçue. Selon lui, l'attrait de la place économique suisse ne tient pas qu'à l'imposition des sociétés, mais aussi à d'autres atouts comme «des infrastructures modernes » et une main-d'œuvre « flexible, plurilingue et très qualifiée ».

Revoilà donc l'inusable et presque intraduisible Standortvorteil : une espèce d'avantage concurrentiel qui serait lié aux spécificités de notre pays - dont le plurilinguisme de ses habitants.

Or le Standortvorteil est un de ces concepts portemanteau auxquels on peut accrocher à peu près ce qu'on veut. Car que sait-on vraiment de la valeur économique du plurilinguisme? À vrai dire, pas tant que cela. L'idée que le plurilinguisme des employés profite aux entreprises fait partie de ces évidences que nul ne remet en question. Certes, il y a lieu de penser que c'est vrai. À preuve, les données statistiques confirment que les entreprises récompensent bien les polyglottes : ainsi, entre deux hommes alémaniques ayant le même niveau de formation et d'expérience professionnelle, celui qui parle parfaitement le français (c'est-à-dire aussi bien, ou presque, qu'un francophone de naissance) gagnera, en moyenne, 15% de plus que celui qui ne le parle pas du tout.

Si l'on compare de la même façon deux Romands, celui qui parle parfaitement l'allemand gagnera en moyenne 23% de plus. Les chiffres pour l'anglais sont encore plus élevés, avec une prime de 24%, en moyenne nationale, pour ceux qui maîtrisent vraiment couramment cette langue. Et l'on n'est pas ici dans l'anecdote, mais dans des résultats portant sur un échantillon représentatif de plus de 2000 personnes à travers la Suisse. Si les employeurs se montrent aussi généreux, c'est sans doute parce qu'ils y trouvent leur compte, et que la productivité supplémentaire que les employés dégagent grâce à leurs compétences linguistiques est au moins égale à ces primes salariales. Mais ce que l'on voit ici, c'est la fumée et non le feu. En effet, on ne sait pas comment cette valeur apparaît. Vient-elle de la capacité des employés à mieux vendre à des clients à l'étranger? Ou à obtenir de meilleures conditions chez des fournisseurs qui parlent d'autres langues ? Mais dans ce cas, comment expliquer que ces primes salariales échoient aussi à des employés qui n'ont rien à voir avec la mercatique ou les achats ?

Peut-être la réponse n'est-elle pas là, et qu'il faut la chercher au cœur du fonctionnement de l'entreprise? Ainsi, il se dit parfois que les réunions où chacun parle sa langue permettent aux participants d'être plus à l'aise, donc plus créatifs et, par conséquent, plus productifs.

Soit. Mais alors, pourquoi certaines entreprises multinationales, comme ABB (ABBN.VX), se privent-elles d'un tel atout en imposant l'anglais comme seule langue de communication à l'interne? En fait, toutes sortes d'indices donnent à penser que les entreprises ne savent pas très bien elles-mêmes pourquoi le plurilinguisme leur profite et que, par ailleurs, elles ont tendance à sous-estimer son utilité.

Les langues utilisées dans l'entreprise sont donc l'objet, depuis quelques années, d'un regain d'intérêt: des enquêtes ont eu lieu dans plusieurs pays d'Europe, y compris au Royaume-Uni, pays pourtant réputé peu sensible aux beautés du plurilinguisme. Cependant, la plupart de ces travaux portent, au fond, sur des comportements linguistiques, et ces derniers ne sont pas mis en rapport avec la question qui compte pour les entreprises: plus ou moins de multilinguisme, quel effet cela a-t-il, au final, sur la productivité, les coûts et les marges ? Pour y répondre, et pour construire des indicateurs de profitabilité du plurilinguisme, il faut une approche ancrée dans « l'économie des langues », qui vise entre autres à voir comment langues et économie s'influencent mutuellement.

L'économie des langues exploite des données très ciblées sur l'usage des langues dans les entreprises, et c'est là que les choses se corsent, car ces données sont rares, et il faut commencer par les récolter. Par exemple, il faut, entre autres, connaître la part approximative, dans le chiffre d'affaires d'une entreprise, de quatre types de produits : les produits linguistiquement définis où la langue est essentielle (livres, produits audiovisuels, etc.) ; les produits linguistiquement marqués où le rôle de la langue est symbolique (tels que ouatés avec logo ou slogan) ; les produits où la langue n'intervient que de façon périphérique (surtout pour l'étiquetage ou les modes d'emploi) ; et enfin tous les autres produits. Mais ce sont là des questions que l'immense majorité des entreprises ne se sont jamais posées ! Un des défis de toute recherche dans ce domaine, c'est donc d'expliquer à des chefs d'entreprise que pour savoir en quoi les langues sont importantes pour eux (ou même : combien elles leur rapportent), il faut bien s'attaquer à ces questions.

Mais ce défi ouvre aussi des possibilités de collaboration entre la recherche et les entreprises. Ainsi, l'équipe de chercheurs qui s'occupe actuellement, dans le cadre d'un projet financé par le Fonds national de la recherche scientifique, de récolter ce type de données auprès d'un échantillon d'entreprises en Suisse romande et alémanique, propose aux entreprises, en échange des informations qu'elles fournissent, de réaliser pour chacune un positionnement linguistique de l'entreprise par rapport à l'ensemble de sa branche. Ce document permet aussi de dresser un bilan de la correspondance, langue par langue, entre les compétences dont l'entreprise dispose et les compétences dont elle a besoin (1). Ce type de collaboration entre l'université et l'économie est appelé à se développer, en direction d'un outil d'évaluation grâce auquel les entreprises pourront procéder, en tout temps, à un audit linguistique interne qui permet d'optimiser la gestion de leurs ressources linguistiques.

On sait déjà que le plurilinguisme joue un rôle social, politique et culturel essentiel pour la Suisse. Mais il est certainement non moins important sur le plan économique, et l'on aurait alors raison de le revendiquer aussi comme élément de notre Standortvorteil. Et c'est en montrant comment il contribue à la compétitivité des entreprises qu'on pourra le faire en pleine connaissance de cause.

(1) Les entreprises intéressées ont d'ores et déjà la possibilité de se prévaloir de cette offre (en s'inscrivant sur le site http://www.elf.unige.ch).

 

http://www.letemps.ch/template/economie.asp?page=9&article=217226

 

Source : www.letemps.ch, le 17 octobre 2007