La Commission Européenne, Kouchner et Pécresse :

pour une indifférence linguistique ?

 

J’ai souhaité situer dans les lignes qui suivent quelques enjeux qui me semblent importants pour notre langue. Ceux qui étaient à la conférence sur l’avenir du français organisée par RPN retrouveront ici quelques remarques judicieuses des conférenciers. Le reste, y compris le titre de l’article, n’engage que moi.

Quel est le point commun entre un ordinateur, un logiciel, un courriel, le covoiturage et la mercatique ? Ce sont tous des mots français assez récents, élaborés comme équivalents à des mots anglais apparus pour qualifier une mode, une nouveauté scientifique ou une invention. Parmi ces mots certains se sont imposés dans la langue courante, d’autres sont passés à la chausse-trappe. Les usages, le sentiment esthétique que chacun a de sa langue maternelle ou quasi-maternelle, la diffusion des mots nouveaux auprès des locuteurs décident de l’avenir des trouvailles linguistiques. À l’inverse, certains mots anglais qui existaient en français disparaissent peu à peu, au profit d’une périphrase plus appropriée ou par K.O. face au mot français correspondant. Par exemple, faire du yachting qui était employé il y a quelques dizaines d’années a laissé place à navigation de plaisance ou à plaisance tout simplement.

On fustige souvent les défenseurs du français, arguant que leur combat est perdu d’avance, dépassé ou bien que la langue français « n’est pas indispensable », que « le monde a bien vécu avant elle », que « si elle devait céder la place, ce serait précisément à des langues mieux adaptées aux besoins réels et immédiats de ceux qui la délaisseraient » ; pour reprendre des propos de Bernard Kouchner tenus dans Deux ou trois choses que je sais de nous paru fin 2006, au chapitre L’anglais, avenir de la francophonie. Croire qu’il faut défendre le français en s’arc-boutant sur une dangereuse pseudo-« pureté » de la langue est absurde et ne mène à rien : on ne peut interdire aux gens de dire marketing à la place de mercatique. Penser de l’autre côté que le français n’est plus adapté, qu’il est la langue des intellectuels et des « niches » internationales comme l’Union Postale Internationale n’est pas moins absurde : la langue est un atout politique à ne pas négliger, surtout pour un pays comme la France qui jouit d’un espace linguistique étendu, berceau lui aussi de mots neufs. Après, si un Français veut élever ses enfants en anglais pour qu’ils soient économiquement plus efficaces dans la mondialisation, libre à lui !

Plus sérieusement, le défi consiste à proposer, notamment dans le langage informatique et technique, des mots nouveaux qui permettent aux francophones de penser, d’imaginer, de trouver, de construire en français. Personne ne connaît mél, on dit mail. En revanche quelques personnes disent courriel. Pourquoi ? Parce que ça plaît, parce que ce mot s’inscrit dans la logique du français, parce que courriel est mille fois plus chantant, poétique et tendance que mél. Remarquez que j’ai employé tendance et non trendy, ce qu’aurait dit un Allemand en revanche.

Face à la déferlante de mots nouveaux, les langues n’ont pas toutes le même comportement. Alors que le français et surtout l’italien intègrent mal, c’est à dire sans transformer ou peu, les mots anglais, l’espagnol engloutit les nouveaux arrivants et les digère. Partout en Europe, nous disons et écrivons meeting pour désigner une réunion ou un rassemblement, les Espagnols disent et écrivent mitin, qui fait parfaitement hispanique. Qui sait d’ailleurs si l’espagnol, comme l’hindi, ne conduiront pas à une « créolisation » de l’anglais, lorsque l’on sait le nombre croissant de locuteurs hispanophones aux États-Unis et anglophones en Inde ?

La réponse de l’usage est une chose face à l’influence de l’anglais, la réponse politique en est une autre. À cet égard, l’Europe est en première ligne : peut-il y avoir une politique linguistique sur le Vieux Continent ? Comment faire pour que le lituanien, parlé par deux millions de locuteurs farouches et protégé par des lois très strictes, ne cède pas face à l’anglais. Le maître mot des Français sur cette question politique est plurilinguisme, un mot qui n’existe pas en anglais. Le plurilinguisme désigne la pratique par un même locuteur de plusieurs langues. Il existe dans le plurilinguisme, l’idée qu’une langue ne doit pas l’emporter sur une autre, que la coexistence de langues « fortes » et « faibles » est possible, respectable et même souhaitable. La mort d’une langue est toujours une réduction de l’univers du pensable pour l’homme. D’emblée, il faut préciser que le plurilinguisme n’est pas le multilinguisme qui traduit simplement le fait que plusieurs langues peuvent cohabiter dans un même espace. La notion de multilinguisme n’exclut pas la prééminence d’une langue sur toutes les autres, prééminence inacceptable ou alors qui conduira à la révolte des deux millions de Lituaniens ! Pour commencer. L’Européen de demain parlera trois langues : sa langue maternelle, une espèce d’anglais et une langue étrangère. C’est pourquoi il me semblerait bon d’éveiller les élèves du primaire à plusieurs langues, dont des langues rares, par des sons, par l’apprentissage de quelques phrases au lieu, comme cela est courant aujourd’hui, d’imposer l’anglais aux petites classes : l’anglais est une telle nécessité que les enfants l’apprendront grâce à Internet, grâce aux media anglo-saxons, grâce à la lecture d’Harry Potter dans le texte. Personnellement, les listes de vocabulaire anglais que j’ai ingurgitées au collège m’ont moins apporté que les Pierres Qui Roulent, euh pardon, que les Rolling Stones. Les cours de langue sont d’ailleurs particulièrement ennuyeux en France à cause de l’absence quasi-totale d’oral, alors qu’une langue, c’est avant tout de l’oral.

Plurilinguisme donc, et non imposition de l’anglais. Je ne vois d’ailleurs pas d’autre porte de sortie pour une Europe diverse comme elle l’est. Fernand Braudel disait : « la France est diversité ». Après une action particulièrement vigoureuse contre ses langues régionales, la France essaye de sauver cette source de diversité. Que dire de l’Europe sinon que plus que jamais, elle est diversité et n’existe que par sa diversité. George Steiner ne le dit que trop bien dans les extraits cités dans les articles précédents. Cependant, force est de constater que la Commission Européenne ne prend pas le pas du plurilinguisme et de la diversité. L’omniprésence de l’anglais dans les institutions européennes est moins une fatalité qu’un choix politique insidieux qui ne déplairait pas à un Bernard Kouchner ou à une Valérie Pécresse. Un exemple flagrant en est l’adhésion des pays de l’Est à l’Union en 2004 : la Commission a obligé ces nouveaux pays à rédiger à nouveau en anglais leur traité d’adhésion, initialement en français alors que ce dernier est une langue de travail de l’Union.

Le plurilinguisme est donc plus que jamais nécessaire sous peine d’éclatement. Quel est le point commun entre le pays basque, la Catalogne et la Belgique ? Ils encerclent la France, certes, mais surtout, ces régions connaissent des déchirements linguistiques internes extrêmement forts. Quel serait le sens d’apprendre, dès le plus jeune âge, comme en France, l’anglais à tous les Belges, alors qu’ils doivent savoir d’abord le français et le flamand pour sauvegarder l’unité de leur pays ?

La défense offensive de la langue française ne saurait résulter de l’action seule de l’État. Des organisations de la vie civile et notamment du monde étudiant doivent prendre leur part au combat. À moins que les Français ne soient pas attachés à leur langue, auquel cas il n’y a qu’à laisser le travail aux Québécois ! Quelques initiatives heureuses, suffisamment rares pour être signalées se sont faites jour récemment : bien sûr, le Prix Jeune Cicéron du Discours Politique, d’une part, le projet de portail d’apprentissage du français, d’autre part, conduit par des étudiants de l’ESSEC et de Centrale et le Ministère des Affaires Étrangères (installez l’application facebook : http://apps.facebook.com/myfrenchconnection/index.php).

Dans ce combat pour promouvoir sa langue, la France n’est pas seule : elle a un espace francophone avec elle, espace divers et riche d’approches différentes de la langue. Que dire du Liban par exemple. À l’aune du voyage que j’ai eu le bonheur d’y effectuer, ceci : dans un pays pluriel et singulier comme le Liban, la langue est plurielle et singulière. Plurielle assurément : libanais, français et anglais cohabitent partout. Singulière car les Libanais développent des usages propres : le libanais est bien distinct du marocain ; le français du Liban a quelques particularités, on dit un cellulaire et non un portable, comme au Canada que les Libanais connaissent bien ; on dit je voyage demain pour je pars demain. On pourrait parler aussi de l’Afrique. Il y a deux Afrique francophones : l’Afrique Noire et le Maghreb. Les langues africaines se comptent par centaines et se jouent largement des frontières politiques : le français, comme l’anglais du reste, n’est la langue de personne, d’aucun groupe ethnique. Justement, n’étant la langue de personne, elle est la langue de tous. Pour le Maghreb, les choses sont différentes : le français fait corps avec les dialectes locaux. Le marocain est un mélange d’espagnol, d’arabe et de français. Le français de l’Afrique et ses apports sont ignorés chez nous, nous ignorons totalement la diversité et le dynamisme de la francophonie : qui connaît les auteurs francophones africains à part Senghor, qui connaît les usages africains du français, qui se soucie que le français disparaisse au Rwanda, remplacé par l’anglais, que le gouvernement de Madagascar pratique une politique profondément anti-francophone ?

De nos vœux, il faut appeler le politique français, et à défaut de lui s’il se dérobe, ceux qui aiment le français à défendre l’idée d’une exposition universelle de la langue française où ces auteurs étrangers, nombreux et méconnus, qui écrivent et ont écrit dans notre langue se feraient connaître de la masse de nos concitoyens.

François-Xavier Grison

 

Source : respublicanova.fr., le samedi 5 avril 2008

http://www.respublicanova.fr/spip.php?article371

 

 

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