L’art du maquillage linguistique
Connaissez-vous « le talk » d’Orange et du Figaro ? Non, pas
le talc dont on saupoudre les fesses de bébé pour lui éviter
des rougeurs, mais « le talk » qui met du brillant et du
clinquant à un simple et terne entretien télévisé. Car le
mot « entretien » est bien trop commun. Pensez ! Tout le
monde l’emploie et en connaît le sens : il désigne un
échange entre une rédaction et un invité qui se soumet à ses
questions et lui réserve les réponses qui lui chantent.
C’est l’exercice par excellence de « l’information donnée »,
cette variété d’information qui, parce qu’elle est livrée
volontairement par l’émetteur, n’a pour cette raison qu’une
fiabilité limitée.
Aussi faut-il faire croire que l’entretien télévisé proposé
n’est pas un entretien ordinaire. La preuve ? Il se déroule
souvent dans un décor des « mille et une nuits », un
tantinet mégalomaniaque avec bureau ou bar contorsionniste
sorti tout droit d’une toile de Dali, et des murs qui ont
des yeux et des oreilles partout, sous forme d’écrans
inutiles pour persuader les gogos que tout ce qui se passe
dans le monde est aussitôt capté dans le studio. Dans un
pareil laboratoire de pointe, un entretien n’est plus un
entretien. Il fallait l’affubler d’un nom prestigieux :
Orange et Le Figaro n’ont rien trouvé de mieux que « Le
talk », pas « The talk », mais « Le talk ». Pour sûr ça en
jette ! Mais quoi au juste ? Sinon de la poudre aux yeux !
Ce n’est sans doute que l’abréviation d’une expression déjà
répertoriée au dictionnaire médiatique, « le talk show »,
choisie pour désigner une émission de télévision qui se
réduit à un entretien qu’on déguise en spectacle sous des
myriades de projecteurs avec autour une clique réunie pour
la claque.
La distinction technique comme argument
d’autorité
Voilà où en est le microcosme des médias de masse. Pour
tenter d’être pris au sérieux et de s’arroger une prétendue
autorité, il s’invente une distinction douteuse. Il en est à
afficher auprès d’un auditoire qu’il juge assez ignare pour
s’y laisser prendre, un sabir semé de termes
anglo-américains. L’allure faussement technique de celui-ci
doit faire croire que, sous ses vocables exotiques, se cache
une haute technologie du dernier cri.
En d’autres temps, ces médias seraient allés piquer des mots
dans la langue latine ou grecque pour y draper l’
insuffisance de leur suffisance. Aujourd’hui, ces emprunts
incessants à l’anglo-américain sont les indices d’une
prétendue distinction par une apparente insertion dans la
culture de la première puissance scientifique du monde. Il
paraît que l’habit fait le moine et que le premier inculte
venu peut passer pour un expert en soignant son « look ».
Même l’italien s’y met en vantant piteusement « il look
professionale ». Quelle dégaine !
Va donc pour « le talk show » au lieu de l’entretien
télévisé, « le desk » pour le bureau, « le live » pour le
direct, « le prime time », au lieu de la première partie de
soirée , « le morning », en guise d’émission matinale, le
« off (the record) » pour « confidentiel », un « gap » pour
un manquement, un ratage ou une lacune, un « outing off »
pour un aveu, un « coach » pour un entraîneur ou un
animateur, un « jingle » pour un indicatif, un « single »
pour un disque d’une chanson, et tutti quanti comme on dit
en italien.
Justement, Mme Carla Bruni-Sarkozy vient d’ajouter sa
pierre, ou plutôt de la lancer, selon le Nouvel Observateur
du 4 juin 2008, citant une biographie autorisée c’est-à-dire
hagiographique : elle parle de « blind date » pour sa
première rencontre avec son futur mari chez le publicitaire
Séguéla, c’est-à-dire tout bêtement d’« un rendez-vous
arrangé » entre les deux tourtereaux. C’est tellement plus
élégant pour désigner ce type de service d’entremetteur !
Le mot « pool » inventé par les forces armées américaines
lors de la 1ère guerre du Golfe en 1990-1991, est aussi
assurément plus distingué que ce qu’il cache : le mot
résonne comme l’animal de basse-cour avec raison pour une
fois. Un « pool » était, en effet, une sorte de poulailler
où le service d’informations des armées enfermaient, pour
les tenir sous son contrôle, les correspondants de guerre en
échange d’ « informations données » livrées gentiment tous
les matins lors d’une « point de presse », comme une
fermière jette par poignées son grain de la poche de son
tablier. Des transports sur les lieux étaient même organisés
pour assister à des simulacres de combat, histoire de se
dégourdir les jambes et de nourrir leurs médias d’
« informations indifférentes ».
Un sort particulier doit être réservé à l’expression
« presse people », écrit parfois « pipeul ». Elle a remplacé
l’appellation « presse à scandales », afin sans doute de
masquer le contenu méprisable de cette presse mais aussi le
rôle joué par ses auteurs qui ne l’est pas moins. Mais c’est
au prix d’une dévaluation méprisante du mot « people » qui,
à l’origine, signifie « le peuple », et qui ici en est venu
à désigner une populace de voyeurs.
Une nouvelle préciosité ridicule
Tout ce maquillage ne saurait pourtant faire illusion. Ce
sabir caricatural vire à la farce, comme cette préciosité
que Molière a brocardée dans « Les précieuses ridicules » et
« Les femmes savantes ». L’un et l’autre ont en commun de
nommer les choses les plus communes en termes ésotériques,
incompréhensibles du non-initié à seule fin de le
désorienter et de l’impressionner pour en tirer vanité. Que
pouvaient bien être « les commodités de la conversation » ou
« le conseiller des grâces » ? Un simple fauteuil et un
miroir ! Quant au « trône de la pudeur », non, non, ce
n’était pas une chaise percée placée sous un dais mais une
simple joue qui peut rougir de honte, comme ne sont pas près
de le faire ces gens des médias en confessant aussi
pitoyablement leur ignorance et leur mépris de la langue
française.
Il y a plus de 40 ans, en 1964, René Étiemble mettait en
garde dans un livre contre la corruption de la langue
française par l’emploi inutile de termes anglais :
« Parlez-vous franglais ? » demandait-il. On ne peut pas
dire qu’il ait été entendu. Les médias jouent au contraire
avec plus d’ empressement encore les supplétifs d’une
colonisation en douceur des esprits en détruisant mot à mot
la langue française comme on ruine méthodiquement pierre par
pierre un édifice. Basta !
Paul Villach
Source : e-torpedo.net, le 9 juin 2008
http://www.e-torpedo.net/article.php3?id_article=2668
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