La France veut des « élèves bilingues »   

 

Une erreur, selon le linguiste Claude Hagège, qui défend le multilinguisme, en France comme au Québec

Paris -- On aurait cru entendre Pauline Marois. En cette semaine de rentrée scolaire, le ministre français de l'Éducation, Xavier Darcos, avait choisi de stigmatiser la faible connaissance de l'anglais des étudiants français. Sans aller jusqu'à proposer d'enseigner l'histoire en anglais, comme l'avait fait le chef du Parti Québécois, le ministre y est allé de quelques mesures destinées à réconcilier les Français avec la langue de Shakespeare.

Aux classes d'immersion très répandues au Québec, le ministre préfère les stages intensifs d'Anglais pendant les vacances. Il souhaite aussi que les enseignants du secondaire qui aident les élèves en difficulté après les heures de classe fassent de l'anglais. Enfin, il projette, dès la rentrée 2008, la création de 1000 sites de visioconférence pour l'enseignement précoce des langues vivantes. Une nouvelle technique nommée « e-learning », a dit le ministre, soucieux de démontrer ses propres talents en anglais.

Lors de la rentrée 2007, Xavier Darcos avait déclaré vouloir « faire de la France une nation bilingue ». Cette année, il souhaite qu'à la fin de leur scolarité obligatoire, les Français soient tous « bilingues ». Les stages linguistiques, déjà largement pratiqués, ainsi que le rattrapage après l'école, demeureront cependant volontaires, pour les professeurs comme pour les élèves.

Accueillie dans une indifférence apparente, l'intervention du ministre ne fait pourtant pas l'unanimité. Les syndicats d'enseignants ont déploré que son constat ne soit fondé sur aucune évaluation du niveau réel des élèves.

Étrangement, la réplique la plus cinglante est venue de là où l'on ne l'attendait pas. Selon le célèbre linguiste Claude Hagège, lui-même polyglotte, la croyance selon laquelle l'enseignement de l'anglais en France laisse à désirer tient essentiellement du « préjugé » et d'un « absurde complexe ». Elle vient notamment du fait que la France se compare aux petits pays du nord de l'Europe, comme la Suède et les Pays-Bas, dont les réalités linguistique et historique sont très différentes.

« La première raison pour laquelle les enfants de ces pays apprennent mieux l'anglais, c'est parce que le vocabulaire et la structure linguistique de leur langue est proche de l'anglais ». Le linguiste en veut pour preuve que ces « difficultés » en anglais ne sont pas propres aux francophones. Elles sont partagées par tous les autres peuples de langue romane, comme les Italiens et les Espagnols.

Il existe aussi une cause historique à cette différence, dit le linguiste de renommée mondiale. Contrairement au français, les langues des petits pays du nord de l'Europe n'ont pas un rayonnement international. « Si l'anglais est aussi présent dans leur scolarité, c'est parce que leur langue maternelle n'est connue nulle part ailleurs ». La télévision néerlandaise et suédoise affiche régulièrement une programmation en anglais sans doublage. Sans parler de la radio, qui est le plus souvent monopolisée par la chanson en anglais.

« Le français est, moins que l'anglais mais tout comme l'anglais, une langue à diffusion mondiale, dit Hagège. Il est donc inutile et contre-indiqué pour la France, comme pour le Québec, d'enseigner l'anglais de façon aussi intensive que le font les pays scandinaves ou les Pays-Bas, dont la langue n'est connue qu'à l'intérieur de leurs frontières nationales ».

L'auteur de Combat pour le français, au nom de la diversité des langues et des cultures (Éditions Odile Jacob) invite les francophones à jeter un œil au-delà du monde anglo-saxon. « Les pays éloignés de la zone d'influence anglaise, comme la Russie, le Japon, la Chine éprouvent bien plus de difficulté que nous à apprendre l'anglais. C'est ce que démontrent tous les tests internationaux ».

Il y a plusieurs années, Claude Hagège s'était opposé, dans les pages du Devoir, à l'enseignement de l'anglais en première année au Québec. Un «adésastre », avait-il dit alors. Huit ans plus tard, il n'a pas changé d'avis. « J'y suis d'autant plus opposé que le Québec, îlot de 6 millions de francophones immergé dans un océan de près de 300 millions d'anglophones, est particulièrement menacé par le flot de l'anglophonie. J'estime que la présence de l'anglais est suffisamment forte au Québec, bien plus forte qu'en France, pour qu'il n'y ait pas lieu de lui donner le monopole des langues secondes à l'école ». Le linguiste estime que l'enseignement précoce de l'anglais aux immigrants peut notamment créer chez eux une « double incompétence linguistique ».

Plutôt que le bilinguisme, qui met l'anglais sur un piédestal, le linguiste défend l'importance d'enseigner deux langues secondes. Une pratique depuis longtemps obligatoire dans l'enseignement secondaire français. « Au Québec, il n'y a pas de raison pour qu'on ne fasse pas ce que je préconise en Europe. L'enseignement des langues secondes ne devrait jamais concerner une seule langue. Si on ne propose aux enfants qu'une seule langue seconde, l'anglais prendra toute la place. Mais si on en propose deux, ils choisiront aussi l'espagnol, l'allemand ou l'italien. Dans le cas du Québec, pays d'immigration, on pourrait aussi penser à l'arabe ou au chinois ».

Claude Hagège n'est pas le seul à s'inquiéter des effets d'un bilinguisme qui consacrerait le monopole international de l'anglais. L'Observatoire européen du plurilinguisme, qui regroupe de nombreuses associations européennes, a estimé que les déclarations de Xavier Darcos allaient à l'encontre de la position officiellement défendue par Nicolas Sarkozy en faveur du plurilinguisme. En mars 2007, à Caen, le président avait déclaré vouloir se battre « pour que soit généralisé partout en Europe l'enseignement de deux langues étrangères, parce que c'est la seule façon efficace pour que l'hégémonie de l'anglais soit battue en brèche ». L'observatoire appelle donc le président à « recadrer » la politique de son ministre de l'Éducation.

 

Correspondant du Devoir à Paris


 

Source : ledevoir.com, le 9 septembre 2008

http://www.ledevoir.com/2008/09/06/204235.html