UNION EUROPÉENNE. Un rapport parlementaire constate le recul de la langue de Molière au sein des institutions :


Le français lutte pour sa survie en Europe




Sur le site Internet de la Banque centrale européenne, la page d'accueil n'est disponible qu'en anglais. En cliquant sur l'icône «afra», on peut lire : « À l'heure actuelle, l'essentiel des informations figurant sur ce site sont en anglais. » Et l'on est gentiment renvoyé sur le site de la Banque de France !

La langue française décline en Europe. Notamment au sein des institutions communautaires, où, depuis l'élargissement de 1995, on constate un net recul du français au profit de l'anglais. Alors qu'en 1986, 58% des documents de la Commission étaient rédigés initialement en français, à peine 30% l'étaient encore en 2001... Quand on sait que les élites d'Europe de l'Est avouent parler l'anglais à 62%, l'allemand à 48% et le français à seulement 7% - les négociations d'adhésion se sont d'ailleurs déroulées presque exclusivement en anglais -, que restera-t-il de la langue de Molière, l'an prochain, dans la future Babel ?

« Les déclarations incantatoires ne suffisent plus : il est temps d'envisager des actions concrètes et ciblées », assure Michel Herbillon, député UMP du Val-de-Marne, auteur d'un rapport sur la diversité linguistique dans l'Union européenne (1). 

« Est-il acceptable que des annonces de recrutement, lancées par des institutions européennes, exigent l'anglais comme langue maternelle, et que des appels d'offres ne soient rédigés qu'en anglais ? s'insurge le rapporteur. Les infractions se multiplient, alors que l'Europe reconnaît le principe d'égalité entre toutes les langues officielles. » Dans moins d'un an, l'Union européenne accueillera dix nouveaux pays. Le 1er mai 2004, ce sont aussi neuf nouveaux idiomes qui s'ajouteront aux onze langues officielles (2) que reconnaît aujourd'hui l'Union européenne : le nombre de combinaisons possibles passera de 110 à 420 !

Une équipe de 105 interprètes sera alors nécessaire pour la tenue d'une réunion. À raison de 80 embauches par nouvelle langue en moyenne, ce sont 860 interprètes et traducteurs qui devraient s'ajouter aux quelque 2 000 linguistes actuels. Le coût d'interprétation d'une langue supplémentaire est estimé à environ 8 millions d'euros par an. Et où dénicher un Maltais parlant le finnois ?

« Un sujet qui peut être qualifié d'explosif », note Pierre Lequiller, président de la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne. Le dossier est si délicat que la Convention sur l'avenir de l'Europe a sciemment évité de l'aborder, se contentant de consacrer la diversité linguistique au rang des principes constitutionnels.

Après l'élargissement, le principe de l'interprétation intégrale des débats du Parlement européen, du Conseil européen et des Conseils des ministres sera maintenu. La Commission devrait conserver son régime de trois langues de travail (anglais, français, allemand). Actuellement, seule la Cour de justice fonctionne selon un régime linguistique particulier : le français y constitue la langue unique de délibéré. Cette tradition pourrait cependant être remise en cause par l'arrivée de juges ne maîtrisant pas suffisamment notre langue...

Mais c'est surtout l'organisation des innombrables réunions de travail qui pose problème. Faut-il instaurer un système de langues fixes (anglais, français, allemand, éventuellement espagnol, italien et polonais) pour lesquelles l'interprétation et la traduction seraient systématiques ? Ou se fonder sur une logique de marché, en invitant chaque pays à payer pour utiliser sa langue ? Un système, qui, prévient Michel Herbillon, « encouragerait certains pays à abandonner, pour des raisons budgétaires, l'usage de leur langue ». Au profit, bien sûr, de l'anglais.

Un autre parlementaire européen, le Belge Danny Pieters, s'est récemment attaqué au sujet. Ses conclusions ? L'Union ne devrait conserver que trois langues de travail. Mais pour que tout le monde soit sur un pied d'égalité, et soit contraint de sortir de son « propre contexte national », personne n'aurait le droit d'utiliser sa langue maternelle ! Plus réaliste, Michel Herbillon défend une « Europe en VO ». «La défense de la diversité linguistique suppose que chacun puisse s'exprimer dans sa langue
maternelle, affirme-t-il. Dans une négociation, la langue est un instrument de pouvoir et l'égalité ne saurait être rompue au grief de considérations budgétaires.» Une piste de réflexion prometteuse consisterait, selon lui, à laisser chacun s'exprimer dans sa langue, mais à n'assurer l'interprétation que dans les trois principales langues de l'Union.

Le rapporteur s'attache à « promouvoir » le français plutôt qu'à le « défendre ». «Je ne crois pas du tout au choc frontal entre le français et l'anglais, explique le député. C'est un combat perdu d'avance.» Selon une enquête réalisée par Eurobaromètre en 2001, près de 70% des Européens considèrent que chaque citoyen de l'Union devrait maîtriser l'anglais !

Adoptée à l'unanimité par la délégation pour l'Union européenne, la proposition de résolution de Michel Herbillon recommande la création d'un pôle européen de préparation aux concours communautaires et de formation continue des fonctionnaires européens, qui pourrait être localisé à Strasbourg.

Au sein de l'Union, l'objectif est aussi de consolider le français comme « première seconde langue enseignée ». Pour la délégation, il serait souhaitable de rendre obligatoire l'enseignement de deux langues étrangères dans tous les pays de l'Union : lorsqu'une seule langue est imposée, c'est l'anglais qui est systématiquement choisi ! L'exemple de l'Espagne est révélateur : on y recense aujourd'hui 1,3 million d'élèves apprenant le français, contre 250 000 en 1998, lorsqu'une seule langue étrangère était enseignée au lycée.

Et depuis que face aux Anglo-Saxons, la France a fait entendre sa voix dans la crise irakienne, elle a, selon le service des affaires francophones du Quai d'Orsay, suscité de par le monde une forte augmentation des demandes en professeurs de français...


(1) «Les langues dans l'Union élargie : pour une Europe en VO.» Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne. Juin 2003.

(2) l'allemand, l'anglais, le danois, l'espagnol, le finnois, le français, le grec, l'italien, le néerlandais, le portugais et le suédois.


Stéphane Kovacs

 

Source : Le Figaro, journal du 26 juin 2003