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À
: M. Andrea
CHITI-BATELLI
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le 20/09/03
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Monsieur,
J’ai
bien reçu votre lettre du 4 septembre dont je vous remercie.
Malheureusement,
mon niveau en italien est fort éloigné de celui que vous avez en
français. C’est pourquoi je préfère vous répondre en français.
J’ai
lu votre article avec un grand intérêt mais je ne suis pas
d’accord avec vous sur un certain nombre de points. Par exemple,
votre comparaison des États-Unis à l’empire romain me paraît
totalement inadéquate. Si le joug romain a été facilement
accepté dans la Gaule conquise, prise à titre d’exemple,
c’est que les Romains y ont apporté une civilisation qui était
sans aucune mesure avec celle qui l’avait précédé. Les
Romains ont apporté leur culture, leur organisation, leur cadre
juridique, leurs techniques tout en absorbant et en assimilant les
techniques locales quand elles se révélaient être de quelque
utilité. La modernisation de la Gaule sous l’égide romaine a
été considérable et profonde. Si les langues locales ont
rapidement disparu, ce n’est pas à cause de la
“glottophagie” du latin, c’est parce qu’elles n’avaient
pratiquement rien produit qui fut consigné par écrit. A notre époque
comme aux précédentes, la force d’une langue est
qualitativement et quantitativement mesurable dans les bibliothèques
qu’elle a permis d’alimenter en ouvrages littéraires,
techniques et scientifiques dont la connaissance permet des réalisations
précises. Il n’est donc pas étonnant que, au contact des
Romains, de nombreuses langues locales ouest européennes ont
ainsi disparues. La présence de Rome dans la Grèce occupée
n’a pourtant nullement fait disparaître le grec qui, bien au
contraire, était appris et maîtrisé par tous les intellectuels
et patriciens romains de l’époque. De plus, les Romains ont
banni quelques pratiques barbares dans les provinces conquises
telles que les sacrifices humains (victimes égorgées ou brûlées
vives) qui se pratiquaient avant de manière routinière comme
c’était le cas en Gaule, par exemple. Cette dernière “ingérence
culturelle” ne fut pas de nature à déranger beaucoup de monde.
Tout
cela n’a strictement AUCUN rapport avec une invasion prétendument
“culturelle” étasunienne actuelle qui aurait pour support une
prédominance politique, scientifique et militaire prétendument
“écrasante”. Il faut toutefois reconnaître que, durant une
courte période d’environ 20 ans après la fin de la deuxième
guerre mondiale, pour des raisons justement liées à cette guerre
qui venait de se terminer, les États-Unis ont été capables de réalisations
techniquement supérieures à celles du reste du monde occidental
et offraient à leurs citoyens un niveau de vie largement supérieur
à ceux des autres pays. A cette époque, seuls les Russes les dépassèrent
dans certains domaines mais les exploits russes ne reçurent
jamais la même couverture médiatique et demeurèrent inconnus
pour une majorité des populations du nouveau protectorat étasunien
que l’Europe de l’ouest était devenu depuis la fin de la
guerre. Cependant, depuis une trentaine d’années, cette supériorité
technico-scientifique à l'égard du reste du monde, plus particulièrement
vis-à-vis de l’Union européenne et du Japon, n’existe plus.
Le Japon d’aujourd’hui publie 50% de plus de brevets que les
États-Unis. Le niveau scientifique dans les laboratoires européens
n’a rien à envier aux Étasuniens. Celui qui réside à l’extérieur
des États-Unis n’a aucune idée à quel point les États-Unis
sont devenus le pays de la CAMELOTE, qu’il s’agisse d’éducation,
de soins médicaux, de divertissement, de biens d’équipement,
de logement ou d’habillement ! Par contre, les États-Unis
sont devenus les champions incontestés de la guerre idéologique
et de ce que j’appelle la “cocacolalification” des esprits.
Désormais, les apparences, beaucoup plus que la substance,
tendent à consolider l’image d’une nation étasunienne à la
pointe dans tous les domaines par la presse et le cinéma. Même
les actions militaires récentes : conquête de l’île de
Grenade, de Panama, de l’Afghanistan ou de l’Irak sont dérisoires
par le déséquilibre des forces qu’elles mettaient en présence.
De nos jours, les opérations militaires des États-Unis
n’impressionnent plus que les imbéciles et les gens spécialement
mal informés. Cette illusion s’étend également à leur prétendue
“puissance économique” alors que les individus, les sociétés
industrielles, les gouvernements locaux et même le gouvernement fédéral
croulent sous des pyramides de dette !!
Peu
nombreux sont ceux qui ont véritablement braqué le projecteur
sur cette situation, qui a été dénoncée par les plus lucides
des Étasuniens eux-mêmes. Naturellement, le système, aux États-Unis
ou dans les satellites ouest-européens les stigmatisent en les
traitant d’irréalistes, d’illuminés ou même d’extrémistes…
En France, l’un des rares à le dire clairement a été le
sociologue français Emmanuel Todd dans son ouvrage intitulé
“Après l’empire”.
Si
l’on prend la peine de s’informer un peu sérieusement, il
apparaît évident que la prétendue puissance du pays phare du
monde anglo-saxon, les États-Unis, n’est plus qu’une vaste
FUMISTERIE tout autant d’ailleurs que l’idéologie qu’il
distille ! C’est ce que j’ai voulu montrer dans le
premier tome d’un ouvrage que j’ai récemment publié et que
vous ne semblez pas connaître (1).
Toutefois,
il est clair que les États-Unis constituent une nation
militairement agressive pour un grand nombre de pays mais, bien sûr,
nous n’en avons guère conscience en Europe de l’ouest. Les
chiites du sud-Liban, qui considèrent fort justement les États-Unis
comme une nation ennemie, se sont rendus compte assez récemment
que apprendre l’anglais et le parler jouait en faveur de ceux
qu’ils considèrent être leurs adversaires. Comprendre et
parler anglais permet à l’influence américano-britanique de
s’étendre alors qu’ils ont justement choisi de la combattre !
C’est ainsi qu’ils ont récemment basculé de l’anglais au
français comme langue étrangère à apprendre et à maîtriser
en priorité. Ce réflexe de rejet linguistique n’est
absolument pas nouveau. Par exemple, nombreux en France sont
ceux, qui après la deuxième guerre mondiale, ont refusé
d’inscrire leurs enfants à des cours d’allemand, l’Allemagne
ayant été responsable de trop de morts et de destructions. Si ce
phénomène était imperceptible dans le sud-est de la France,
dont je suis originaire (2), je peux vous garantir qu’il a existé
dans la région où je vis et je travaille actuellement
(Franche-Comté). En une soixantaine d’années, les rancœurs se
sont émoussées, mais il n’empêche que le boycott de la langue
allemande a laissé des traces durables. Depuis que je suis
arrivé à Belfort il y a six ans, je suis étonné que, à 60 km
de l’Allemagne, la connaissance de l’allemand soit aussi
faible. À 60km de l’Allemagne, nous n’avons strictement aucun
échange avec les Allemands, aucun programme de coopération et l’influence
de l’Allemagne ici est totalement inexistante, nulle !
Je vous le garantis ! Mais la France, pas plus que le
sud-Liban, n’a nullement le monopole du boycott des langues. Des
centaines d’autres exemples de ce type pourraient être répertoriés
à travers l’histoire des peuples.
Dans
un pays comme la France, une petite minorité seulement pense que
l’influence des pays anglo-saxons est négative à cause de la
puissance des relais qui transmettent leurs propagande. Une manière
très subtile de consolider cette influence a été d’associer
la langue anglaise au modernisme, au dynamisme, à la mode, à la
jeunesse, au sport, à la “technologie” qualifiée de haute,
à la mobilité, à l’ouverture aux autres… Les nouveaux mots
anglais qui ont été injectés par les grands médias dans des
langues telles que l’italien, l’allemand et le français NE
SONT PAS VENUS PAR HASARD. Leur présence n’est pas le résultat
d’un plébiscite populaire ou d’une mode issue de la jeunesse
puisque les jeunes et les moins jeunes IGNORAIENT TOTALEMENT CES
MOTS a priori. Il ne s’agit pas, comme vous semblez le pensez,
d’une conséquence naturelle d’une prééminence, imaginée ou
réelle, des États-Unis ou d’une quelconque autre nation
anglophone. En associant les mots anglais à des valeurs généralement
considérées comme positives, les États-Unis ont réussi à
renforcer considérablement leur influence et l’image de leur
pays par un réflexe pavlovien totalement inconscient.
Comme vous le voyez, je suis assez loin d’Étiemble pour lequel
l’anglomanie était le résultat d’un snobisme et d’un phénomène
de mode totalement dissocié d’une quelconque velléité hégémonique
anglo-saxonne. L’anglomanie française (ou italienne ou
allemande) n’a, en tout cas, strictement aucun rapport avec
l’habitude française très ancienne de puiser massivement
dans le grec pour générer les mots dont les intellectuels
avaient besoin dans les domaines scientifiques et philosophiques.
Hormis certains emprunts faits à l’anglais par les
scientifiques, inutiles pour la plupart, l’anglomanie actuelle
est un phénomène imposé de manière artificielle et non
le résultat d’une démarche délibérée visant à enrichir le
vocabulaire, la finesse d’expression et la précision du
langage.
Dans
leurs livres, Robert Phillipson, ainsi qu’Alastair Pennycook,
ont bien montré, au contraire de ce que vous pensez,
que l’impérialisme linguistique anglo-saxon existe bel et bien
mais, encore une fois, en simplement observant la situation présente
et en raisonnant un petit peu, on arrive exactement à la même
conclusion.
Il
s’agit bien d’une offensive par le biais de la langue qui
a été pensée, organisée par les anglo-saxons et mise en œuvre
par leurs innombrables relais, valets, laquais, benêts et
stipendiés qu’ils ont à leur service. Ses conséquences
sont désastreuses comme je l’ai bien montré dans “La mise en
place des monopoles du savoir (3)” pour ne prendre en compte que
les seuls domaines scientifiques et techniques (4) !
Il
semblerait que la société soit assez anesthésiée pour ne pas
se rendre compte de l’attaque identitaire dont elle est
victime par le biais de la langue, ainsi que par d’autres
moyens. En fait, le manque de réaction actuel est simplement caractéristique
d’une société qui ne sait plus envisager son propre avenir.
Il est impossible de dissocier le phénomène linguistique de ses
contextes économique et politique. L’affaiblissement ou la
perte des identités nationales qui en résulte est l’une
des pires choses qui puisse arriver à un peuple. Quand cela se
produit, très vite, les citoyens se séparent de leur histoire,
de leur passé, tandis qu’ils glorifient celui d’autres pays.
Ils abandonnent leurs traditions, leur manière de vivre. Ils
oublient rapidement leur langue littéraire et minimisent
l’importance de leurs réalisations, de leur littérature
nationale quand ils ne l’ironisent pas. L’identité nationale
se réduit ainsi rapidement à quelques plats locaux, quelques
chansons et danses folkloriques et les noms de quelques héros
nationaux sont alors utilisés comme marques de cosmétiques ou de
produits alimentaires. Il s’agit d’une forme moderne de
colonisation qui efface la mémoire collective des peuples et,
bien entendu, la progression de la langue de la puissance
occupante - par procuration le plus souvent - est généralement
fulgurante ainsi que la place occupée par ses “œuvres”
culturelles, qui occultent rapidement les productions locales. Parler
la langue maternelle dans les occasions officielles devient un
signe d’infériorité, de faiblesse et même de mesquinerie et
d’ignorance ; alors qu’utiliser la langue dominante
souligne l’opulence, la modernité du discours, la supériorité
intellectuelle de celui qui prend la parole. Quant aux leviers
de commande du pays, ils passent rapidement dans des mains étrangères
par le biais de collaborateurs convaincus et zélés qui prêchent
la tolérance, la coopération avec les autres peuples, “l’ouverture”
au monde extérieur et qui vantent les mérites de la
mondialisation. La possibilité de libre parole est restreinte
ou, tout au moins, occultée par “le politiquement correct” et
la créativité s’amenuise… Ce qu’il en reste, généralement,
ne s’applique plus qu’au secteur technique selon des lignes
d’évolution imitées ou définies ailleurs. Cette fuite dans la
médiocrité s’accompagne de grands discours creux sur le progrès
défini d’après le modèle mis en place par la puissance néocolonisatrice
et l’idéologie qu’elle diffuse et qui font un usage immodéré
des termes et des stéréotypies qui les accompagnent.
Cette
description ne caractérise-t-elle pas certains pays de l’Union
européenne actuelle que vous connaissez, tout au moins
partiellement ? N’avez-vous jamais vu l’ébauche d’un
tel scénario autour de vous ?
C’est
pourquoi je ne suis pas d’accord avec vous pour accorder un
statut privilégié officiel à la langue anglaise
au sein de l’Union européenne car une telle mesure ne ferait
qu’aliéner davantage les citoyens de l’Europe continentale,
dans le contexte actuel. Je ne pense franchement pas que
l’anglais puisse constituer une solution transitoire au problème
de communication intra-européen et être susceptible d’entraîner
l’émergence à grande échelle de l’espéranto par la suite.
Par
contre, je suis pleinement d’accord avec vous que, tant que nous
ne saisirons pas la dimension politique et économique des phénomènes
linguistiques que nous observons, il nous sera impossible d’en
identifier les causes. Nous demeurerons systématiquement en
retard sur ce qu’il faudrait faire et nous en resterons à
essayer de soigner les symptômes plutôt qu’à désarmer ceux
qui mènent ce type d’offensive contre nous ou nous vacciner définitivement
contre leur action.
Bien
cordialement.
Charles
Durand
(1)
« La nouvelle guerre contre l’intelligence », tome I :
« Les mythologies artificielles », Éditions François-Xavier
de Guibert, décembre 2001. ISBN : 2-86839-734-4. 320 pages.
(2)
A Nice, au moins la moitié des élèves choisissaient
l’allemand comme 2e langue étrangère lorsque j’étais
adolescent et un bon tiers l’étudiaient en 1ère
langue.
(3)
« La mise en place des monopoles du savoir », par
Charles Durand, l’Harmattan. 2002, ISBN : 2-7475-1771-3.
120 pages. Cet ouvrage a fait l’objet d’un chapitre du livre
de Frank Vilmar et de Kurt Gawlitta, de l’université de Berlin,
intitulé « Deutsch nix wichtig ? », publié par
IFB Verlag, ISBN 3-931263-30-4 ainsi que d’innombrables
recensions et commentaires publiés dans des revues papier et électroniques.
(4)
Michel Bugnon-Mordant, dans « L’Amérique totalitaire »,
publiée en 1997 a, quant à lui, démontré que la domination
culturelle a été le résultat d’une action étasunienne
organisée et systématique qui s’est étalée sur plusieurs décennies
et qui est parfaitement conforme à l’état d’esprit qui règne
dans les classes dirigeantes depuis la fondation du pays.