Sujet : « Le triomphe de la cupidité », de Joseph Stiglitz
Date : 02/05/2010
De : Jean-Pierre Busnel   (courriel : contact(chez)iab.com.fr)    Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez "chez" par "@"

 


  La grande crise financière mondiale qui s'est déclenchée en 2007 n'est pas tombée du ciel. C'est l'un des très grands mérites, parmi beaucoup d'autres, de Le triomphe de la cupidité, dernier livre de M. Joseph Eugene Stiglitz, Prix Nobel d'économie, que d'en analyser avec précision les mécanismes déclencheurs (voir ci-contre la reproduction de la page de couverture de cet ouvrage). Le titre original est Freefall : America, Free Markets, and the Sinking of the World Economy, mais le titre en français est excellent. La catastrophe est venue, en effet, de la victoire sans partage, et certainement pas seulement aux États-Unis, de la cupidité dans un « capitalisme financier qui étale ses excès au grand jour, où impéritie et avidité tiennent le haut du pavé » (Patrick Artus et Marie Paul Virard, Globalisation, Le pire est à venir, éditions La Découverte, 2008). Cette vaste étude, de haut niveau, relativement facile à lire, est d'autant plus pertinente que la crise est née aux États-Unis d'Amérique et que l'auteur, citoyen américain, brillant universitaire de formation, connaît mieux que personne l'économie en question (voilà du reste une bonne dizaine d'années qu'il était un des rares économistes à mettre en garde contre le « fanatisme du marché », notamment avec deux autres livres, La Grande Désillusion, Fayard, 2001, et Quand le capitalisme perd la tête, Fayard, 2003). Cela nous change des analyses plus ou moins objectives d'observateurs français, souvent liés aux milieux d'affaires, et qui, de surcroît, comme la très grande majorité de leurs concitoyens, ne connaissent pas bien (ou beaucoup moins bien qu'ils ne le croient) les États-Unis d'Amérique et qui ont tendance à se situer trop souvent plutôt au niveau des légendes que des réalités. Wall Street et le modèle américain en général continuent en effet, quoi qu'il arrive, d'exercer une véritable fascination sur les élites dirigeantes. L'anglicisation rapide, voulue par elles, de la société française en est l'une des manifestations les plus spectaculaires. On se souvient, par exemple aussi, de l'étrange titre en première page et en gros caractères du quotidien Ouest-France, à la veille des dernières élections présidentielles américaines : « La Planète attend Obama ! ».

On ne sera évidemment pas surpris des très vives critiques portées par l'auteur au « dogme du marché libre », à « l'évangile de la déréglementation ». La fable néolibérale a voulu faire croire que les marchés pourraient s'autoréguler et que moins l'État se mêlait de contrôler l'économie et le commerce, mieux cela valait pour tout le monde. « Le gouvernement qui gouverne le mieux est le gouvernement qui gouverne le moins » disait déjà, à la fin du XVIIIe siècle, Thomas Paine, à propos des peuples « vertueux », catégorie dans laquelle il rangeait les fondateurs des États-Unis (voir en Post-Scriptum ci-dessous). Une idéologie qui, on le sait, imprègne en permanence la société américaine, depuis l'origine. Il fallait donc, enseignaient les fondamentalistes des marchés et des privatisations, surtout à partir du tout début des années 1980, que l'État se tienne le plus possible à l'écart, qu'il laisse les marchés agir et que, même, il apprenne à gérer dorénavant ses administrations comme des entreprises. « Le résultat, dit M. Stiglitz, a été la plus vaste intervention de l'État de l'histoire américaine ».

Avec l'autre grande crise mondiale de 1929, la prééminence des bourses et des marchés avait été fortement contestée, tandis que l'intervention des États était encouragée et légitimée. C'est ainsi que le pouvoir politique américain (administration de Franklin D. Roosevelt) fut amené à mette en place certaines sécurités en matière bancaire et financière. Dés le début des années 1930, une commission d'enquête sénatoriale avait découvert toute une série de pratiques abusives des banques et de leurs filiales. À la suite de quoi, le Congrès avait voté le Glass Steagall Banking Act de 1933 qui cloisonnait les activités des banques de dépôt et des banques d'affaires. Ce texte sera abrogé en 1999, précisément au nom du credo néolibéral. « Oui, Wall Street a usé de sa puissance et de son argent pour s'acheter la déréglementation, vite suivie du renflouement le plus généreux de l'histoire de l'humanité » écrit l'auteur qui montre, avec cet exemple parmi d'autres, que cette réforme aura eu des effets désastreux, en créant des banques toujours plus gigantesques, les fameuses "too big too fail" (trop grandes pour faire faillite). Car c'est notamment cette conscience d'être trop grandes pour que le Trésor public ne vienne à leur secours en cas de difficultés qui les a incitées à consentir, en masse, des prêts à des débiteurs insolvables, à faire n'importe quoi, à prendre toujours plus de risques insensés pour augmenter leurs profits.

L'auteur, et cela ne surprendra pas davantage, n'est pas tendre avec les banques américaines (il ne l'est pas non plus avec la Federal Reserve, la banque centrale). Elles font même l'objet d'un réquisitoire implacable pour leurs manœuvres, leur avidité sans limite, leurs dissimulations (voir les actuels démêlés de la banque d'investissement - devenue depuis peu Holding company-Goldman Sachs avec la Securities and Exchange Commission du Sénat américain et même avec le Procureur général de New-York). Il cite par exemple une autre banque d'investissement Lehman Brothers qui annonçait, peu avant sa disparition (celle-là ne devait pas être renflouée et elle fit officiellement faillite le 15 septembre 2008), avoir une valeur nette de quelque 26 Mds de dollars alors que le trou dans ses comptes approchait en réalité les 200 Mds de dollars ! « Les banques et les banquiers ont conduit le monde au bord de la ruine » écrit le Prix Nobel, ces banques qui « ont payé des milliards en dividendes et en bonus au moment même où les contribuables leur donnaient des milliards ».

La gestion de la crise par l'actuel Président américain et par « son équipe si étroitement liée à Wall Street » (on imagine assez mal une « équipe » présidentielle qui ne le serait pas ...) fait également l'objet de nombreuses critiques. Sans doute pourront-elles apparaître plus surprenantes à certains. M. Stiglitz écrit même, sans détour, que « l'administration Obama a pris le parti des banques », plutôt que celui de Main Street (la « grand-rue » en français, expression courante aux États-Unis pour désigner les citoyens ordinaires par opposition à la sphère financière que symbolise Wall Street). Le renflouement de beaucoup d'établissements bancaires sur fonds publics correspondant à un mécanisme bien connu en France également, celui de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes. Du coup, des salariés modestes, faiblement rémunérés, qui ont « trimé » toute leur vie et ne sont strictement pour rien dans cette débâcle devront subir une sévère réduction de revenu, « mais pas les financiers payés plus d'un million de dollars par an ».

Cet économiste s'inscrit indiscutablement dans la lignée d'un John Maynard Keynes et, peut-être plus encore, dans celle d'un John Kenneth Galbraith (décédé il y a quatre ans). Attentif au sort des plus déshérités, il constate, dans une société américaine de plus en plus inégalitaire où les revenus des classes moyennes stagnent depuis une dizaine d'années tandis que ceux de certaines catégories ont connu une croissance vertigineuse, la construction méthodique d'une sorte d'« État providence des entreprises ». La « sécurité sociale » (cela peut surprendre, mais l'expression a bel et bien été inventée par les Américains avec le Social Security Act de 1935, essentiellement axé sur la lutte contre le chômage) est de moins en moins protectrice pour les particuliers, tandis que les pouvoirs publics trouvent dans la globalisation des motifs, ou des prétextes, pour renforcer celle des entreprises (au nom de leur compétitivité et de l'emploi). L'observation est évidemment transposable aisément en France. Le projet du « capitalisme absolu » (que j'appelle « turbo-capitalisme ») est partout le même. Il est de mettre les sociétés au service de l'économie (et non pas l'inverse), ce qui implique la mainmise croissante du pouvoir économique sur le pouvoir politique.

Pour l'ancien économiste en chef de la Banque mondiale de 1997 à 2000 (à qui il adressera par la suite de nombreux griefs, comme du reste au Fonds monétaire international), la crise n'est pas seulement financière et conjoncturelle, comme beaucoup le prétendent. Elle est la manifestation de la faillite totale d'un système qu'il convient de réformer en profondeur, sous peine de condamner le monde à continuer d'aller de crise en crise. Au moment où il a écrit ce livre, il estimait que les réformes qu'il préconise (afin de « retrouver un équilibre entre le marché et l'État, entre l'individuel et le collectif, entre l'homme et la nature, entre les moyens et les fins ») n'avaient toujours pas été mises en œuvre pour l'essentiel, tandis que celles qui l'ont été ne sont pas à la hauteur des défis posés. On ne voit pas bien ce qui aurait pu le faire changer changer d'avis depuis. Bien sûr, les voix ne manquent pas, surtout dans les milieux économiques et politiques dirigeants, qui se veulent, comme toujours, plutôt rassurantes. Le gros de la crise serait derrière nous. Mais en quoi ceux qui ne l'ont pas vu venir hier seraient-ils fondés, aujourd'hui, à annoncer qu'elle s'éloigne ? Il n'existe, pour l'heure, strictement aucune raison de les croire.


Jean-Pierre Busnel
Président de l'Institut André Busnel
contact@iab.com.fr



 



P.-S. : Thomas Paine, né en 1737 en Grande Bretagne, mort aux États-Unis en 1809, fut un pamphlétaire, un révolutionnaire qui exerça une grande influence sur les acteurs de la Révolution américaine et aussi sur ceux de la Révolution française (il fut d'ailleurs élu député à l'Assemblée nationale en 1792). C'était un ardent militant de ce que l'on appelle aujourd'hui communément « rupture » dans la vulgate politique contemporaine. Pour lui, le passé n'est plus péremptoire, comme il l'était dans les sociétés traditionnelles, mais prescrit. Il faut résolument lui tourner le dos et se libérer du carcan de tout héritage. Parmi d'autres ouvrages, il est l'auteur de Rights of man (Les droits de l'homme), réplique, publiée en 1791, aux non moins fameuses Réflexions sur la Révolution française d'Edmund Burke (qui défendait le point de vue inverse). Paine y critiquait vivement la monarchie anglaise, ce qui lui valut d'être exilé en France. Il y écrit notamment ceci : « Je défends les droits des vivants et je m'efforce d'empêcher qu'ils soient aliénés, altérés ou diminués par l'autorité des morts ». Sur ce point au moins, les thèses de l'IAB ne sont pas tout à fait celles de Thomas Paine ...