Sujet : Les anglicismes, ce qu'ils en disent !
Date : 24/05/2003
De : Germain Pirlot  (courriel : gepir.apro(chez)pandora.be)  Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez "chez" par "@"


Anglicismes  et  autres  emprunts

CE QU'ILS EN DISENT !

*    Yves Duteil
*    Michèle Lalonde
*    Gaston Miron
*    Gilles Carle


Yves Duteil

La langue de chez nous (chanson dédiée à Félix Leclerc)

C'est une langue belle à l'autre bout du monde
Une bulle de France au nord d'un continent
Sertie dans un étau mais pourtant si féconde
Enfermée dans les glaces au sommet d'un volcan

Elle a jeté des ponts par-dessus l'Atlantique
Elle a quitté son nid pour un autre terroir
Et comme une hirondelle au printemps des musiques

Elle revient nous chanter ses peines et ses espoirs

Nous dire que là-bas dans ce pays de neige
Elle a fait face aux vents qui soufflent de partout
Pour imposer ses mots jusque dans les collèges
Et qu'on y parle encore la langue de chez nous

C'est une langue belle à qui sait le défendre
Elle offre des trésors de richesse infinie
Les mots qui nous manquaient pour pouvoir nous comprendre
Et la force qu'il faut pour vivre en harmonie


(figure sur l'album La langue de chez nous)



Michèle Lalonde  

 

 

 Speak white (1968)

(le leitmotiv " speak white " est une formule stéréotypée couramment utilisée dans l'Ouest canadien. Injonction raciste, elle permet d'interpeller de façon agressive les gens d'un groupe minoritaire qui, dans un lieu public, parlent autre chose que l'anglais.)

Speak white
il est si beau de vous entendre
parler de Paradise Lost
ou du profil gracieux et anonyme qui tremble
dans les sonnets de Shakespeare
nous sommes un peuple inculte et bègue
mais ne sommes pas sourds au génie d'une langue
parlez avec l'accent de Milton et Byron et
Shelley et Keats

speak white
et pardonnez-nous de n'avoir pour réponse
que le chant rauque de nos ancêtres
et le chagrin de Nelligan

speak white
parlez-nous de vos traditions
nous sommes un peuple peu brillant
mais fort capable d'apprécier
toute l'importance des crumpets
ou du Boston Tea Party

mais quand vous really speak white
quand vous get down to brass tacks

un peu plus fort alors speak white
haussez vos voix de contremaîtres
nous sommes un peu durs d'oreille
nous vivons trop près des machines
et n'entendons que notre souffle au-dessus des outils

oui quelle admirable langue
pour embaucher
donner des ordres
fixer l'heure de la mort à l'ouvrage
et de la pause qui rafraîchit
et ravigote le dollar

speak white
tell us that God is a great big shot
and that we're paid to trust him
speak white
parlez-nous production profits et pourcentages
speak white
c'est une langue riche pour acheter

mais pour vous dire oui que le soleil se couche oui
chaque jour de nos vies à l'est de vos empires
rien ne vaut une langue à jurons
notre parlure pas très propre
tachée de cambouis et d'huile 

speak white
c'est une langue universelle
nous sommes nés pour la comprendre
avec ses mots lacrymogènes
avec ses mots matraques.




Gaston Miron

 

 

 

Aliénation délirante (recours didactique),
dans L'Homme rapaillé

Y est-y flush lui ? c'est un blood man ? Watch out à mon seat cover ? C'est un testament de bon deal ?

Voici, me voici l'unilingue sous-bilingue voilà comment tout commence à se mêler à s'embrouiller, c'est l'écheveau inextricable.


Je m'en vas à la grocerie, pitche-moi la balle, toé scram d'icitte, y t'en runne un coup.


Voici les affiches qui me bombardent voici les phrases mixtes qui me sillonnent le cerveau verdoyant voici le garage les banques l'impôt le restaurant les employeurs avec leurs hordes et leurs pullulements de nécessités bilingues qui s'incrustent dans la moelle épinière de l'espace mental du langage et te voici dans l'engrenage et tu attrapes l'aliénation et tu n'en sortiras qu'à coup de torture des méninges voilà comment on se réveille un bon jour vers sa vingtième année infesté cancéreux qui s'ignore et ça continue


Passe-moi le lighter,  j'ai skidé right back, le dispatcher m'a donné ma slip pour aller gaser, donne-moé le wrench que je spère le sign, toé t'es un mental.


Décoloniser la langue (1973), dans L'Homme rapaillé

Celui qui dit : « Mon dome light est locké » ou « Y a eu un storm hier » ou « Le dispatcher m'a donné ma slip pour aller gaser » parle québécois, la phrase demeure fidèle au système de la langue, on ne constate qu'une insuffisance de vocabulaire qui s'explique sociologiquement. Ce genre de frottement, de contact avec l'autre langue, est assez superficiel. Ça ne va pas plus loin que l'emprunt lexical . Ce qui est plus grave c'est une influence qui crée un type de symbiose subtile et pénétrante, et qui attaque le système syntaxique. Exemples : Ne dépassez pas quand arrêté, Saveur sans aucun doute, Pharmacie à prix coupés. C'est la communication de l'autre dans nos signes. C'est de l'anglais en français. Ça produit du non-sens, ou un sens autre que le sens que ça devrait produire. Ce charabia, puisqu'il faut l'appeler par son nom, on le trouve partout, dans la signalisation, les textes juridiques, la vie sociale (travail, administration, publicité, commerce).

Dans la prise de conscience globale qui a lieu aujourd'hui au Québec, il se trouve le sentiment que la langue est menacée. C'est grave, mais là n'est pas la vraie menace. Ce qui menace la langue québécoise, mais radicalement ! c'est d'être frappée peu à peu d'inutilité, de perdre tout caractère de nécessité.



Le bilingue de naissance (1974), dans L'Homme rapaillé

Dans les années trente-quarante, et cela génération après génération, la langue que nous croyions parler s'appelait encore le français. Au cours des années, les choses allaient se compliquer encore et m'entraîner, par rapport à l'idée que je me faisais de moi-même et de mon groupe, et en rapport avec ma propre langue, dans un processus de dévalorisation et de confusion : j'ai connu des états où je ne savais plus qui est qui, et qui parle.

À vingt-cinq ans, je trouvais déjà anormal que la notion d'instruction ou de culture soit assimilée au fait de savoir la langue de l'autre, mais de se prendre pour un autre, d'avoir honte de soi, m'apparaissait comme le boutte de la marde.

Quand tout un peuple en arrive à n'avoir comme idéal que d'apprendre la langue de l'autre, quelque chose ne tourne pas rond, c'est même plutôt aberrant. Il y a des chances que la langue de l'autre soit la première, celle de la nécessité, et que la formule «anglais, langue seconde » ne soit qu'un artifice de rhétorique. Et c'est ainsi que nous sommes en train de mettre en œuvre notre propre acculturation.

En général les bilingues d'ici ne sont pas pour autant plus cultivés que les unilingues que j'ai rencontrés ailleurs : ils sont seulement plus mêlés !

Cela me fit un choc, la première fois, de me faire dire par des anglophones que je ne parlais pas le vrai français de France, puis la même chose par des Français eux-mêmes !

Le Canadien français est, dès le premier instant de sa naissance, un bilingue. J'insiste : même s'il n'apprend pas l'anglais, il l'est à son insu ou malgré lui. Pour notre malheur, le bilinguisme dont nous sommes affligés coïncide, comme le note Aquin [Hubert], avec le bilinguisme international : celui de chacune des autres langues avec l'anglais.

C'est collectivement qu'on nous incite à devenir bilingues, en gagne ! Le jour où tous les Canadiens français seront bilingues, tout le monde au Canada parlera la même langue, et l'une des deux s'éliminera automatiquement par inutilité et inefficacité.

Ce qui se passe au Québec dans le moment, ce n'est pas dans la langue québécoise en soi, qui s'abâtardirait ou se désagrégerait, non, la langue québécoise se porte bien, merci. Ce qui se passe, c'est que le sujet parlant est aspiré. Les gens, actuellement, ne s'anglicisent donc pas, comme on pourrait le croire, petit à petit, en passant par une phase de dépérissement de leur langue, laquelle deviendrait une mixture puis finalement de l'anglais. Non, les gens passent directement du français à l'anglais, d'eux-mêmes. Voilà le plus grand danger auquel nous ayons à faire face depuis que nous existons comme peuple. Quand un peuple peut choisir d'être autre, il se nie en tant que peuple, et c'est que quelqu'un d'autre est sur place et à sa place.


Le mot juste (1987),dans L'Homme rapaillé

On me disait que je coupais les cheveux en quatre.

Je devins un obsédé, je le suis toujours, du mot juste et jusqu'au bout, de la précision absolue du mot, de la propriété des termes à tout prix. Non pas dans une langue figée, pure, mais dans une langue d'aujourd'hui, qui crée sa propre dynamique. J'écris avec toute l'étendue de ma langue, de l'archaïsme au néologisme et à l'emprunt, dans le souci constant, maniaque de la justesse du mot, d'où qu'il vienne.

Ce choc produisit un autre effet, assez pénible à vivre. Dès ce moment, j'entrai dans une ère inguérissable de soupçon. Le doute.  Oui, le doute s'installa à jamais dans mon esprit, touchant tout ce qui s'appelle la langue. Je me défie de chaque mot, c'est mentalement viscéral.

Quelque chose dans tout cela ne va pas du tout. Dans un premier temps, je cherche ce qui ne va pas, me torture les méninges, et c'est bête, je mets toujours du temps avant de trouver. Je trouve. Dans un deuxième temps, je reconstitue, toujours difficilement, ces formulations en un français désaliéné. C'est fatiguant. Ainsi chaque jour ma tête se bat continuellement contre des affiches, des directives, des dépliants publicitaires, des phrases que j'entends, que sais-je, et c'est épuisant. Tout est croche à certains endroits. À la longue, on devient agressif.

Ô encodés de tous les codes, décodez-vous !


Gilles Carle  

 

 

To be or not to be la vie (1999)

 

Le doigt sur la gachette
Le pied sur le gaz
L'il en extase
Je m'anglicise lentement
Lentement je m'anglifie

Je dis see you
Je dis damn
Je dis fuck you madam
Les mots sont les oiseaux d'automne
Morts pour la patrie

Je dis shoot
Je dis shit
Je dis bullshit madam
Les mots sont des larmes d'acier
Trempés dans le sang

Misère noire
Mi-carême
Langue trop belle
Je ne sais plus te dire
Ne t'en va pas
Reste là
Là ici
Ici là-bas

Je cherche mes mots au bord de l'abîme
Je me vide de tout
Je m'accroche à un clou
J'implore le destin
Belle langue sans fin
Sans pareille tu nous rends fous
Langue d'enfant de chienne
Il ne me reste que toi


Lettre morte
Peine perdue
Mots de mon enfance
Je ne vous verrai plus
Adieu Villon
Adieu Miron
Mots de ma jeunesse
Je ne vous chante plus
Mots de ma jeunesse
Je ne vous entends plus


(figure sur l'album Je pleure tu pleures de Chloé Sainte-Marie)