Sujet : L'anglais : menace ou chance pour le continent européen ?
Date : 27/03/2004
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Paru dans Panoramiques, septembre-octobre 2004.

L’anglais : menace ou chance pour le continent européen ?

De Robert Phillipson

École de commerce de Copenhague (Copenhagen Business School)

Traduction : Denis GRIESMAR

 

L’internationalisation et l’orientation de plus en plus pratique de l’enseignement supérieur en Europe signifient que l’on demande de plus en plus aux universités danoises, comme celle où j’enseigne, de fonctionner comme des entreprises, de s’adapter et de se vendre sur un marché compétitif. L’un des symptômes de cette tendance est l’emploi de plus en plus fréquent de l’anglais. Ce tropisme de communication dans le monde universitaire correspond à des évolutions comparables dans les domaines du commerce, de la politique, des médias, et de la «culture jeune », du fait de l’impact des processus entrecroisés d’américanisation, de globalisation et d’européanisation. L’expansion de l’anglais est au centre de ces processus, et influe sur les langues et les identités linguistiques à l’échelle locale, nationale et internationale. Je voudrais examiner certaines des implications de cet état de fait en rapportant certains aspects historiques de l’unification de l’Europe et de l’américanisation, certains des paradoxes intrinsèques de la politique linguistique en Europe, qui rendent compte de la négligence relative dans laquelle elle est tenue, et enfin poser la question de savoir si l’expansion de l’anglais constitue une menace pour les autres langues, et s’il est nécessaire de prendre dans ce domaine des mesures plus actives afin de renforcer la diversité linguistique.

En principe, l’Union Européenne est fermement attachée au maintien de la diversité linguistique et culturelle sur le continent. Ce principe est inscrit dans les traités et dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE (2000): « L’Union s’engage à respecter la diversité culturelle, religieuse et linguistique » (Article 22). En théorie, les onze langues ont le même rang de langue officielle et de travail dans les institutions supranationales de l’UE, mais la réalité est plus complexe, pour des raisons qui seront exposées brièvement. La gestion du multilinguisme est très délicate, et l’élargissement imminent de l’UE et l’arrivée de nouveaux États, et de nouvelles langues, rendra les choses encore plus embrouillées. De même que le processus d’intégration politique efface les limites entre la souveraineté nationale et les politiques supranationales partagées, les langues ne respectent pas les frontières nationales, et leur utilisation au niveau supranational reflète une hiérarchie entre elles, au niveau tant national qu’international.

L’une des forces motrices qui motivait un rapprochement entre les économies des divers États européens visait à établir des formes d’interdépendance rendant impossible une agression militaire. On pensait y parvenir en réglant les différents territoriaux entre la France et l’Allemagne et en veillant à ce que le processus de réindustrialisation après les destructions de la guerre de 1939-45 réponde aux besoins et aux suspicions mutuelles de ces pays et de ceux qui avaient été occupés par les nazis. Les investissements extérieurs à l’Europe étaient essentiels pour cela, et ils ne pouvaient venir que d’une seule source, à savoir les États-Unis. Le Plan Marshall était un élément d’une stratégie qui visait à installer l’Amérique comme force prééminente à l’échelle mondiale, grâce aux accords de Bretton Woods sur le commerce, la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International, les Nations Unies et l’OTAN. Le rétablissement économique de l’Europe occidentale était considéré comme un rempart essentiel contre le bloc communiste.

Les objectifs américains ont toujours été explicites et constants depuis la Seconde Guerre mondiale. En 1948, le grand spécialiste de géopolitique du Département d’État, George Kennan, écrivait : “Nous possédons 50% de la richesse mondiale, mais ne comptons que 6,3% de sa population. Dans un telle situation, notre véritable tâche dans la période qui s’ouvre sera de mettre au point un schéma de relations internationales qui nous permette de maintenir cette position de disparité. Il nous faudra pour cela jeter par-dessus bord toute idée de sentimentalité… il nous faut cesser de parler de droits de l’homme, d’élévation du niveau de vie et de démocratisation”. Le président Bush II s’inscrit visiblement dans ce cadre, explicitement formulé par Condoleezza Rice, sa conseillère pour les Affaires étrangères : « Le reste du monde trouvera avantage à ce que les États-Unis défendent leurs propres intérêts, car les valeurs américaines sont universelles ».

Par conséquent, la formation des premières institutions de l’UE résultait d’un ensemble de raisons propres, les unes aux Américains, et les autres aux Européens. Des deux côtés de l’Atlantique, on trouvait dans les années 1940 des partisans des «États-Unis d’Europe», idée que des visionnaires pacifistes tels que Victor Hugo avaient défendue un siècle plus tôt. Ernest Renan, célèbre pour avoir affirmé qu’une nation est un référendum quotidien, écrivait en 1882 : ”Aucun État, aucune nation n’est éternel. Tôt ou tard, tout sera remplacé par autre chose, peut-être une confédération européenne.’ Les États-Unis insistaient pour demander que le plan Marshall ne soit mis en place qu’à la condition d’une coordination et d’une intégration des économies des divers pays européens. La pression américaine fut donc décisive pour expliquer la forme que prit la collaboration qui s’établit entre les États d’Europe à partir de la fin des années 1940, la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (1952), et la Communauté Économique Européenne (1958). La première ébauche d’une Communauté Politique Européenne, avec un Conseil Exécutif, une Cour de Justice et un Parlement, apparut en 1953.

C’est à cette époque que fut institué le principe de parité pour les langues des États participants, initialement au nombre de quatre, et aujourd’hui de onze. Le poids relatif du français dans les affaires de l’UE s’explique par son emploi ancien dans les relations internationales, par la localisation des institutions de l’UE dans des villes où cette langue était largement utilisée, que ce soit Bruxelles, Luxembourg ou Strasbourg, et par le fait que les hommes politiques francophones partageaient avec les Allemands le rôle principal dans la mise en place de la nouvelle Europe.

Les sentiments des Britanniques étaient mêlés quant à la perspective d’une adhésion à l’UE, à cause des liens qu’ils conservaient avec leur empire, et de la confiance qu’ils avaient dans la permanence de leur relation spéciale avec les États-Unis. De Gaulle bloqua l’entrée du Royaume-Uni dans les années 1960 parce qu’il considérait qu’il jouerait le rôle d’un cheval de Troie pour les intérêts américains. Lorsque le président Pompidou donna son accord à cette adhésion en 1972, on dit qu’il insista pour qu’elle ne change rien à la prééminence du français comme langue des institutions européennes. Bien que, théoriquement, la parité ait été assurée entre les langues officielles de la CEE, le français était le primus inter pares. L’inquiétude de Pompidou quant au risque de voir le français éclipsé par l’anglais était pleinement justifiée, car l’anglais s’installe bel et bien dans les meubles des grandes institutions de la Communauté...

Depuis 1945, la promotion de la langue anglaise est au centre de la stratégie mondiale de la Grande-Bretagne et des États-Unis, et le British Council joue un rôle clé pour maintenir les positions de la langue de l’ancien colonisateur dans les États issus de son empire, ainsi que dans le monde post-communiste, où l’on prêchait la globalisation par l’intercession de la trinité de l’économie de marché, des droits de l’homme et de l’anglais. Ainsi que l’explique le Rapport annuel du British Council pour 1960-61 :

Enseigner l’anglais au monde peut être presque considéré comme une extension de la tâche qui s’imposait à l’Amérique lorsqu’il s’agissait d’imposer l’anglais comme langue nationale commune à sa propre population d’immigrants.

Les conséquences de la politique linguistique des États-Unis à l'égard des langues des immigrants et des Amérindiens ont été terribles. Il est également important de rappeler que les politiques nationales déterminent également les stratégies américaines à l’échelle mondiale, et que l’anglais est crucial pour les unes comme les autres. Naturellement, cela est également vrai du Royaume-Uni depuis plusieurs siècles.

À entendre certains responsables américains de haut niveau, le monde peut tout simplement se passer de l’ensemble des langues autres que l’anglais. En 1997, l’ambassadeur américain au Danemark, qui était issu directement du monde de l’entreprise - ceci expliquant cela - fut suffisamment brutal pour dire, assez fort pour que ma femme l’entende, lors d’un déjeuner à l’université de Roskilde: “Le plus grave problème de l’Union Européenne est qu’elle a tant de langues différentes, ce qui empêche toute réelle intégration et tout développement de l’Union.” Un rapport de la CIA datant de 1997 note que les cinq années à venir seront décisives pour imposer l’anglais comme unique langue internationale. Or l’idée même qu’il puisse y avoir une seule langue internationale est évidemment un non-sens. Il y a littéralement des centaines de linguas francas internationales utilisées, mais beaucoup de personnes croient au mythe de l’usage mondial de l’anglais, en particulier ceux qui profitent de leur bonne connaissance de cette langue, y compris les ténors universitaires de la globalisation linguistique.

L’ouvrage de George Monbiot, Captive state : The corporate take-over of Britain [L’État captif : la mainmise des grandes entreprises sur la Grande-Bretagne] (Macmillan, 2000), illustre les nombreuses voies par lesquelles le pouvoir économique détermine la politique du gouvernement comme des autorités locales dans d’innombrables domaines, y compris l’agriculture, l’énergie, l’environnement, l’urbanisme, le système de santé, la recherche universitaire et l’enseignement général. La consolidation d’un marché commun de l’UE et d’une union monétaire a réalisé les vœux du monde de l’entreprise, coordonnés par la Table Ronde des Industriels Européens, association de présidents et directeurs généraux de 46 des plus grandes sociétés européennes (op.cit., 320). Ce groupe de pression s’emploie également de façon directe à fixer les termes de l’élargissement de l’UE aux pays de l’Europe centrale et orientale (ibid., 324). Dans les négociations d’admission, tous les documents des États candidats doivent être fournis exclusivement en anglais.

Le Dialogue Transatlantique des Affaires réunit des entreprises américaines et européennes, et s’articule avec les réseaux du G8 et des différents chefs d’État. On observe de plus en plus la mise en place d’une structure regroupant pouvoirs publics et grandes entreprises. Il est prévu d’instaurer un marché unique réunissant l’Europe et l’Amérique du nord, un Partenariat Économique Transatlantique, conçu pour élaborer “un réseau mondial d’accords bilatéraux comportant des procédures de conformité identiques ” (cit. ibid., 329). Monbiot a résumé ces évolutions deux ans avant le Sommet de la Terre de Johannesburg, et depuis lors rien n’a changé qui puisse démentir son analyse (ibid., 329-330) :

Avant longtemps …il ne restera plus qu’une minorité de nations à ne pas rentrer dans un marché mondial unique, à législation harmonisée, et elles se trouveront rapidement obligées de suivre le mouvement. Lorsqu’un nouvel accord mondial aura été négocié, il sera hors sujet, car le travail de l’OMC aura déjà été fait. Nulle part sur terre ne pourront survivre de législations contraignantes en matière de protection de l’environnement ou de droits de l’homme. Si ces projets de nouvel ordre mondial se réalisent, les élus du peuple seront réduits à l’état d’agents d’un gouvernement global construit, coordonné et régi par les dirigeants des grandes entreprises.

En dépit de cette puissante tendance, dans laquelle l’anglais jour un rôle essentiel, le principe du multilinguisme dans l’Union Européenne a été réaffirmé dans d’innombrables déclarations. Les décisions émanant de Bruxelles, entérinées par les quinze États membres (et 70 à 80% de la législation nationale revient à appliquer des décisions prises à Bruxelles) sont publiées dans les onze langues. Il existe des services complets d’interprétation et de traduction dans les institutions de l’UE, afin de garantir que les locuteurs de chacune des langues officielles ont également voix au chapitre. La gamme des compétences attribuées à l’UE s’accroît sans cesse, jusque dans le domaine de la culture. En théorie, l’éducation en est exclue, mais elle joue un rôle croissant dans les programmes de travail, allant du financement d’études et de recherches à la réforme et à l’harmonisation de l’enseignement supérieur. Ceci soulève la question de savoir dans quelle mesure la politique linguistique relève toujours exclusivement des États, ou peut être aujourd’hui considérée comme une question qui intéresse l’Union en tant que telle. Les États membres peuvent-ils faire ce qui leur plaît, à condition de respecter au moins dans la forme les droits linguistiques figurant dans les conventions, chartes et traités de l’UE ?

Ce genre de questions, ainsi que la gestion interne du multilinguisme dans les institutions de l’UE, ont fait l’objet d’un nombre étonnamment faible de travaux universitaires. Une thèse de doctorat récente en droit international soutenue aux États-Unis conclut que les mesures de protection de la langue française (la Loi Toubon) sont contraires au traité de Maëstricht et aux principes d’un marché commun dans lequel les marchandises, les services, le travail et le capital circulent librement. Par conséquent, il est à prévoir que les avocats d’affaires risquent bientôt d’attaquer les lois linguistiques nationales, précisément sur cette base. L’auteur américain de la thèse propose une solution à toute cette diversité linguistique :

Il vaut la peine de se demander si l’UE doit répondre à la demande d’uniformité en matière de langue des affaires, et se protéger plus efficacement contre d’éventuelles salves de législation linguistique de la part des États membres. L’une des mesures que l’UE pourrait prendre serait d’édicter une langue commune pour le marché européen.

Les raisons fournies par l’auteur sont naturellement prévisibles : rapidité d’accès à l’information, efficacité, économies de traduction, élimination des « obstacles techniques nationaux », tous arguments qui valent du point de vue du producteur davantage que du consommateur. La thèse demande qu’il soit mis fin au « protectionnisme culturel des nations », invoque le rôle important que joue l’anglais sur le marché mondial, le fait qu’il est la langue étrangère la plus apprise (ce qui est vrai), sa position de « commun dénominateur linguistique » de tous les pays d’Europe (ce qui est une absurdité), et « l’avance des États-Unis dans les domaines technologiques et scientifiques » (que nous sommes supposés en Europe accepter avec reconnaissance). L’UE doit agir de manière à empêcher « une nation de s’opposer aux principes fondamentaux de l’organe supranational de gouvernement ” (commentaire qui révèle une incompréhension de la manière dont les décisions sont prises dans l’UE). La conclusion est que l’adoption d’une langue unique servirait « à unifier, plutôt qu’à diviser, les États membres ». (op.cit., 202). C’est ainsi que l’on cherche à vendre, de façon plus ou moins subtile, l’objectif de globalisation monolingue, et donc d’américanisation, sous couvert d’européanisation.

En réalité, il est fort possible que les gouvernements européens n’aient aucune envie de suivre cet avis. Plusieurs d’entre eux ont promulgué des lois pour résister à l’offensive de l’anglais, ou envisagent de le faire. Cependant, le Vanderbilt Journal of Transnational Law est vraisemblablement lu par des avocats d’affaires américains, qui pourraient envisager de vérifier la validité de ce principe devant un tribunal, et la décision que pourrait prendre la Cour Européenne de Justice à l’issue d’un procès est imprévisible. Mais il semble bien que la Commission veuille leur en épargner le coût et la peine.

En juillet 2002, la Commission a envoyé une lettre de mise en demeure au Gouvernement français, exposant que l’exigence nationale d’étiquetage des produits alimentaires en français (conformément à la loi française) est contraire aux textes européens. Il n’existe à l’heure actuelle que peu de contentieux dans ce domaine, et les décisions prises sont loin d’être dépourvues d’ambiguïté, de même que, à vrai dire, la directive du Conseil sur l’harmonisation de la législation des États membres en matière d’étiquetage et d’emballage des produits alimentaires. La jurisprudence européenne semble être que la loi nationale ne peut exiger le recours à une langue particulière si le message peut être exprimé par d’autres moyens, qui peuvent être une autre langue qui soit facilement compréhensible par le consommateur, celle-ci pouvant être complétée par des pictogrammes. L’intervention de la Commission suggère qu’il est possible que la transition d’un marché unique à une langue commerciale unique ait commencé.

Cette initiative de la Commission est considérée par de nombreux Français comme montrant un peu trop le bout d’une certaine oreille. Selon l’Alliance pour la Souveraineté de la France, dans un communiqué de presse intitulé “l’Europe s’attaque à la ménagère éclairée”, la Commission cherche “à imposer l’anglo-américain” en tout et partout … “la construction européenne [est réellement] une entreprise de destruction de l’Europe au profit de l’Amérique mercantile ”. Une association intitulée “Défense de la langue française” a organisé une manifestation publique en janvier 2003, bien que le gouvernement français ait corrigé la réglementation pour se conformer aux exigences du droit européen. Il a résolu le problème en publiant un nouveau décret ministériel maintenant l’obligation d’étiquetage des produits en français, mais stipulant que d’autres langues peuvent également être utilisées. L’affaire ne s’arrêtera pas là. Cet exemple de différend entre la Commission et un gouvernement national résume l’inadaptation du traitement réservé aux politiques linguistiques.

Un second exemple qui fit la première page des journaux fut la proposition de modifier l’une des procédures internes de traduction dans la Commission de Bruxelles, dans le cadre d’un programme d’économies. Le gouvernement français eut connaissance de ce plan, à la suite de quoi une lettre commune fut envoyée par les ministres des Affaires étrangères de France et d’Allemagne, Hubert Védrine et Joschka Fischer, à Romano Prodi, Président de la Commission, le 2 juillet 2001. Cette lettre accusait la Commission d’essayer d’introduire le “monolinguisme” dans les institutions de l’UE, ce qui, en clair, équivalait à instituer l’anglais comme unique langue de travail interne, et cela représentait une dérive inacceptable par rapport au système habituel. La réplique de Prodi, transmise en français et en allemand, assurait que le multilinguisme était d’une importance cardinale pour l’UE, que rien n’avait été décidé, mais qu’il fallait tenir compte de l’efficacité et des économies à faire dans les services linguistiques. L’élargissement imminent de l’UE rendait ces mesures encore plus importantes.

À ce stade, la presse avait détecté un “complot pour imposer l’anglais à l’UE ” (Irish Times), “Fischer et Védrine s’opposent à l’invasion de l’anglais ” (Frankfurter Allgemeine Zeitung), « Les projets linguistiques de Kinnock hérissent les Français » (The Independent), etc. Nombre d’articles de presse contiennent des inexactitudes quant au système actuel et à son coût, et se lancent dans des interprétations fantaisistes et nationalistes. L’échange de lettres et les articles de presse révèlent de la façon la plus claire qu’un nerf existentiel avait été touché. Ces deux différends sont de parfaits exemples de la constante tension entre les intérêts nationaux et supranationaux, et de l’absence de procédures et principes adéquats pour résoudre les problèmes.

Je crains que cela ne soit généralement le cas au niveau supranational, et souvent national, même dans des pays qui font un effort de réflexion sur la politique linguistique, comme la France. Les efforts des Français ont eu une influence sur l’appui apporté à la diversité linguistique dans les proclamations de l’UE, mais on note un plaidoyer spécial pour le français, plutôt que pour les droits de toutes les langues en question.

Nombre de facteurs entrent en ligne de compte pour expliquer que la politique linguistique ne soit pas abordée de manière plus calme et plus compétente.

Il existe des différences majeures entre les idéologies sous-jacentes à la formation des États, et dans le rôle qu’y joue la langue (la tradition romantique nationale, le droit du sang, Herder, comme en Allemagne, et la tradition républicaine, le droit du sol, la citoyenneté, comme en France). Les questions de langue ne sont donc pas comprises de la même manière dans les différents pays, y compris pour des notions de base comme celles de langue et de dialecte, ceci empêchant toute compréhension partagée des problèmes de politique linguistique.

Les niveaux de conscience des problèmes de politique linguistique varient largement d’un pays à l’autre de l’UE et à l’intérieur de chacun d’entre eux. Ils tendent à être assez élevés, par exemple, en Finlande et en Grèce, mais souvent avec un point de vue très sélectif, et faibles au Danemark et en Angleterre.

L’infrastructure laisse à désirer dans les universités et instituts de recherche en Europe en matière d’analyse de la politique linguistique, du multilinguisme, et des droits linguistiques, ce qui reflète un manque d’investissement dans ce domaine.

Les attributions en matière de politique linguistique dans chaque pays tendent à être partagées entre les ministères des Affaires étrangères, de l’Éducation, de la Culture, de la Recherche et du Commerce. Les uns comme les autres sont généralement peu compétents en matière de politique linguistique, et la coordination entre eux est inadéquate ou inexistante. Dans les pays de structure fédérale, la responsabilité est encore plus diffuse.

Comme l’anglais est utilisé de façon intensive par des locuteurs, natifs ou non, de différentes parties du monde, il n’existe pas de corrélation simple entre son emploi et les intérêts d’un État particulier. Il reste que l’anglais est lié au système économique dominant, et qu’il a une position très solide comme langue étrangère la plus répandue à l’école (de façon beaucoup plus accentuée en Europe du nord que dans la partie méridionale du continent), et dans les réseaux de communication à l’échelle mondiale.

Ainsi, une politique de laissez faire comporte des risques majeurs pour toutes les langues autres que l’anglais. Exposer la politique linguistique aux forces du marché, tant au niveau national qu’à celui des institutions supranationales, c’est être assuré qu’à l’arrivée on aura davantage d’anglais et moins d’autres langues.

Quant à savoir si le progrès de l’anglais implique le naufrage des autres langues, il faudrait pour cela explorer toute une gamme de fonctions et de contextes du langage. Du fait que onze langues sont utilisées et se développent parallèlement dans les institutions de l’UE, on peut soutenir qu’elles se renforcent toutes à l’échelon international, même si ce n’est pas nécessairement dans une mesure égale, et pas sans que la hiérarchie entre elles soit remise en question.

Je n’entrerai pas dans la question épineuse du fonctionnement des services de traduction ou d’interprétation, mais je dirai simplement qu’ils sont généralement dénoncés comme étant excessivement coûteux, alors qu’en fait ils ne représentent à l’heure actuelle que 0,8% du budget total de toutes les institutions de l’UE, ce qui revient à 2 euros par an pour chaque citoyen européen (montant très faible par comparaison avec les subventions à l’agriculture). C’est là un modeste prix à payer pour le principe selon lequel l’utilisation des langues de tous les États membres est une obligation, en particulier lorsqu’il s’agit de l’élaboration et de l’approbation d’un courant constant de documents ayant force de loi dans tous les États membres.

La parité des 11 langues officielles de l’UE est une question complexe, à laquelle les comptes rendus journalistiques, généralement sous la pression de telle ou telle crise, rendent rarement justice. Les politiques linguistiques en Europe reflètent nombre de paradoxes et de tensions non résolus et entremêlés :

un héritage d’États-Nations, de langues et d’intérêts « nationaux », MAIS une intégration supranationale, et l’internationalisation de nombreux domaines, le commerce, la finance, l’éducation, la science, la politique et la société civile des États membres de l’UE ;

l’égalité théorique des États membres de l’UE et de leurs langues, MAIS un ordre de préséance entre les États et les langues, que l’on voit actuellement dans le passage du français à l’anglais comme langue de travail principale des institutions de l’UE. Les chiffres concernant les documents à l’état de version préliminaire reflètent une évolution spectaculaire depuis une vingtaine d’années, du français langue principale à l’anglais langue dominante ;

la poussée continue de l’américanisation, de l’homogénéisation culturelle (« McDonaldisation »), et l’hégémonie de l’anglais, MAIS la célébration de la diversité linguistique européenne, du multilinguisme, du métissage culturel et linguistique, et le soutien mesuré apporté aux droits linguistiques des minorités ;

la représentation des langues comme de simples outils techniques, pragmatiques, MAIS leur rémanence comme marqueurs d’identité existentiels pour les divers individus, cultures, groupes ethniques et États ;

le traitement de la politique linguistique comme une question de fonctionnement pratique, MAIS sa persistance comme « politiquement sensible », façon codée pour les hommes politiques, les eurocrates et les diplomates d’avouer qu’ils ne savent pas comment réformer le présent régime, ni améliorer la communication interne et externe de l’UE, problème que l’élargissement rend plus complexe encore ;

l’Allemagne comme force démographique et économique dominante en Europe, MAIS l’allemand progressivement marginalisé dans les domaines du savoir, du commerce, de la « culture jeune » et sur le marché linguistique mondial, de la même manière que l’on voit se réduire l’influence internationale du français. L’émergence de l’anglais comme langue étrangère la plus répandue en Europe, à cause de son utilité fonctionnelle évidente, entraîne la disparition des autres langues comme langues étrangères, alors que peu de systèmes d’enseignement s’attaquent sérieusement au problème de la garantie de la diversité dans l’apprentissage des langues, qu’il s’agisse de langues étrangères, de langues de minorités régionales ou de celles de pays voisins ;

l’anglais est promu comme panacée linguistique, MAIS sur les 378 millions de citoyens des États membres, seuls 61 millions parlent l’anglais comme langue maternelle, moins de la moitié des autres connaissent l’anglais comme langue étrangère, et la proportion de ceux qui le parlent avec assurance varie grandement d’un pays à l’autre. Il est étonnant que les États investissent lourdement dans l’apprentissage d’une langue qui symbolise l’impérialisme culturel, et la conscience des formes et mécanismes de cet impérialisme culturel et linguistique est très lacunaire et souvent absente.

La clarté, lorsqu’il s’agit de discuter de politique linguistique de l’UE, est insaisissable car nombre des concepts centraux sont embrouillés et utilisés de façon contradictoire. J’en donnerai trois exemples :

En théorie, les onze langues ont toutes le même statut de langue officielle et de travail. En pratique, on observe une tendance à restreindre les “langues de travail” au français et à l’anglais, ainsi que, pour certains domaines, à l’allemand. Cette confusion terminologique (qui est présente dans la lettre écrite à Romano Prodi par les ministres des Affaires étrangères de France et d'Allemagne mentionnée plus haut) est symptomatique de l’acceptation d’une hiérarchie des langues. Certaines langues sont plus égales que d’autres.

En second lieu, le terme de “lingua franca” tend à être utilisé comme s’il y avait égalité entre les utilisateurs de la langue en question, mais est-il vraisemblable que les locuteurs natifs et non natifs du français ou de l’anglais jouent à armes égales sur le terrain de jeu linguistique ? L’innocence de l’étiquette cache la dimension de pouvoir qui confère des privilèges à certains et en désavantage d’autres. Naturellement, l’utilisation de la langue maternelle ne garantit pas l’intelligibilité. Les personnes qui emploient régulièrement plusieurs langues ont davantage tendance à être sensibles, dans leur utilisation du langage, à la communication interculturelle que les monolingues.

En troisième lieu, les désignations « natif-non natif » considèrent certains utilisateurs de la langue comme authentiques et infaillibles, et stigmatisent les autres comme illégitimes. Certains travaux, dans le milieu des enseignants d’anglais comme langue étrangère, entreprennent de décrire et de réévaluer l’anglais des Européens du continent, et ce pour plusieurs raisons. L’anglais est utilisé efficacement par d’innombrables personnes dont ce n’est pas la première langue, ce qui fait que la « propriété » de l’anglais change, et ces utilisateurs devraient peut-être être considérés comme des locuteurs compétents d’une langue non-nationale ou post-nationale plutôt que des sujets parlant mal un anglais maternel. C’est là une idée intéressante, mais il est difficile de voir les implications qu’elle peut avoir pour la pédagogie de la langue. Les vertus supposées des locuteurs natifs leur assurent actuellement un avantage colossal, tout d’abord sur le marché du travail, et pas seulement comme professeurs de langue. La Commission et le Conseil de l’Europe ont été attaqués pour avoir favorisé de manière illégitime les personnes de langue maternelle anglaise dans les annonces de vacances de postes auxquels tous les citoyens de l’UE doivent avoir égal accès. La vérification de l’application de ce principe doit être faite par l’institution de l’Ombudsman, ou médiateur, de l’UE, mais ses pouvoirs sont à l’heure actuelle étroitement limités.

Ainsi, certains de nos concepts de base en matière de politique linguistique sont trompeurs. Au-delà des facteurs idéologiques qui brouillent l’analyse au niveau supranational dans ce domaine, on trouve la réalité banale des gens qui ont du mal à se comprendre, avec ou sans l’assistance d’interprètes. Les paradoxes non résolus subsistent. Le défi que représente l’élaboration de politiques linguistiques visionnaires et plus équitables attend encore d’être relevé.

Le fait qu’un grand nombre de fonctionnaires, d’experts, d’universitaires, d’enseignants et d’ONG participent aux activités de l’UE ajoute une identité linguistique supranationale aux identités linguistiques nationales existantes. Ceux qui maîtrisent l’anglais et le français, à titre de première ou de seconde langue, sont dans une position privilégiée. Il n’est pas besoin d’ajouter que les Anglais et les Français eux-mêmes peuvent apprendre les langues étrangères. Sur le continent européen, l’anglais est traditionnellement appris comme langue supplémentaire et, jusque récemment, il était difficile d’imaginer que les locuteurs de l’allemand ou du suédois courent le risque de voir leur langue maternelle marginalisée ou atrophiée au niveau individuel ou au niveau social. Il se pourrait que ce tableau évolue. Ceci est dû aux empiétements de l’anglais dans de nombreux domaines.

La manchette de l’édition européenne de Business Week du 13 août 2001 posait la question : « Tout le monde doit-il parler anglais ? ». Le corps de l’article était précédé d’un titre pavoisant  « La Grande Fracture de l’anglais. En Europe, la connaissance de la lingua franca sépare les nantis des exclus ». Le dessin de couverture représente deux hommes d’affaires : l’un communique avec succès, celui qui parle anglais ; l’autre reste muet, sans voix. Il s’agit ici de projeter l’image de l’anglais comme indispensable dans le monde des affaires à travers l’Europe. Le non dit est que la connaissance d’autres langues ne mène nulle part. L’article expose comment un nombre de plus en plus grand de sociétés d’Europe continentale passent à l’anglais comme langue interne de l’entreprise. Il explique également comment l’anglais des affaires est une manne pour les écoles de langues enseignant l’anglais. On a dit que ce secteur ne le cédait en importance, dans l’économie britannique, qu’au pétrole de la mer du Nord...

L’anglais, comme Tyrannosaurus Rex de la communication scientifique n’est pas une espèce éteinte. Dans certaines facultés de Norvège, les chercheurs sont récompensés par une prime importante s’ils publient en anglais, mais ce qu’ils écrivent dans la langue du pays ne leur donne droit qu’à peu de chose. La tendance est à considérer une publication “internationale” comme intrinsèquement supérieure, même dans des pays qui disposent d’une longue tradition de recherche nationale, et ceci influe sur les critères d’emploi et le choix des sujets de recherche. La domination de l’anglais comme langue de la science, tant dans les publications que dans la formation post-doctorale, fait l'objet de critiques de plus en plus sévères, et des sonnettes d’alarme résonnent en Autriche, au Danemark, en Allemagne et ailleurs.

Deux évolutions récentes touchant les pays nordiques méritent une mention spéciale. Le Conseil des ministres des pays nordiques a lancé une recherche en 2001 sur les éventuelles pertes de domaines que pourraient subir les langues scandinaves, louable exercice, car on manque souvent de faits avérés témoignant des tendances observées, bien que tout le monde semble avoir une opinion sur la politique linguistique. Les rapports suggèrent qu’il y a un risque de voir ces langues connaître un effritement dans certains domaines, en particulier dans les activités scientifiques et technologiques. Le gouvernement suédois a également créé une commission parlementaire afin d’estimer dans quelle mesure le suédois était menacé par l’anglais, et pour élaborer un plan d’action visant à garantir que le suédois reste une langue complète, bien apprise et employée par ses locuteurs de première et de seconde langue, et conserve ses droits entiers comme langue officielle et de travail de l’UE. Le plan cherche également à s’assurer que les Suédois sont bien équipés pour leurs besoins en langues étrangères, en particulier en anglais, et que ceux d’entre eux qui parlent une langue minoritaire jouissent de leurs droits linguistiques. Un processus massif de consultation nationale est actuellement en cours, et devra déboucher sur une loi en 2004. Il semble que cet État-nation soit en train de passer du monolinguisme à un spectre différencié de multilinguisme.

La différenciation fonctionnelle entre plusieurs langues n’est pas en soi nouvelle. Christian Wilster, poète qui fut le premier à traduire l’Iliade et l’Odyssée d’Homère du grec en danois, écrivait en 1827: “Tout honnête homme qui tient à sa bonne éducation ne prend la plume qu’en latin, parle français aux dames, allemand à son chien et danois à ses domestiques.” Depuis cette époque, nous avons connu dans toute l’Europe l’apogée de l’État-nation monolingue, dont la main de fer est aujourd’hui desserrée par l’américanisation et l’européanisation. Nous sommes à l’heure actuelle les témoins de l’érosion du monopole d’une langue nationale unificatrice et stratificatrice dans les États-nations. Ceci pose nombre de questions de droit linguistique. Il est possible que l’accès à la langue internationale dominante soit devenue la distinction clé séparant les nantis des plus démunis dans les pays d’Europe continentale, et cela dans un sens beaucoup plus large que ce que voulait dire Business Week. En gros, c’est le rôle de l’anglais à l’échelle internationale dans les États post-coloniaux, où cette langue ouvre des portes aux happy few et les referme au nez de la plupart. Dans une grande partie de l’Europe, la connaissance de l’anglais devient une condition préalable à l’accès à l’enseignement supérieur et à l’emploi, conjointement aux formes préférées de communication dans la langue nationale. Les États s’ajustent à la globalisation, dont les conséquences sur la politique linguistique ne sont pas toujours apparentes. On ne sait plus très bien dans quelle mesure les États décident de la politique linguistique nationale, ou si l’initiative est déjà passée aux institutions de l’UE, aux conseils d’administration des multinationales et aux gardes-barrières anglophones dont dépend l’admission à d’innombrables domaines.

L’UE s’est fondamentalement abstenue de toucher au problème, en-dehors de la nécessité d’assurer le fonctionnement de ses institutions sur les plans interne et externe dans un ensemble limité de langues. Le sommet de Copenhague en décembre 2002 s’est surtout préoccupé d’arriver à un accord sur les conditions d’adhésion des nouveaux États membres. Lors de la conférence de presse regroupant les chefs d’État des pays membres et des candidats, la banderole déployée derrière les hommes politiques proclamait “One Europe” en une seule langue. D’où la réaction du ministre espagnol des Affaires étrangères, Ana Palacio, qui écrivit dans El País du 16 décembre 2002: « La devise One Europe, en anglais seulement, pose problème. Même si la question des langues n’a pas été abordée à Copenhague, c’est là l’un des sujets en souffrance qui doivent être débattus le plus tôt possible. La survie et la viabilité de ce projet d’Europe à vocation mondiale sont en jeu. Dans ce cadre, l’espagnol, l’une des langues officielles de l’ONU, parlée par plus de 400 millions de personnes dans plus de 20 pays, doit prendre la place à laquelle il a droit ».

Mais ce que doit précisément être cette « place” n’est pas clair, car la question des langues au niveau européen n’a pas été ouvertement traitée. Le sujet est « explosif », selon le président du groupe de députés français au Parlement européen, Pierre Lequiller, qui s’exprimait lors d’une réunion organisée pour examiner le 11 juin 2003 un Rapport sur la diversité linguistique au sein de l’Union européenne, rédigé par Michel Herbillon.

La Convention sur l’Avenir de l’Europe n’a pas traité des questions de politique linguistique, même si les objectifs des récentes réformes de l’UE incluaient une augmentation de la responsabilité politique et de la communication entre les institutions de l’UE et les citoyens. La Convention choisit de ne pas répondre aux “Propositions linguistiques pour l’avenir de l’Europe ”, présentées par le groupe Europa Diversa, qui plaide en faveur de politiques plus actives pour renforcer la diversité linguistique, pour allouer des fonds à toutes les langues autochtones de l’Europe, pour se conformer au principe de subsidiarité afin de garantir que le pouvoir et l’auto-régulation des affaires linguistiques soient aussi décentralisés que possible, et pour l’organisation d’un débat public sur la réforme du régime des langues dans les institutions de l’UE. La Convention choisit également de ne pas répondre au mémoire présenté par Le droit de Comprendre - Groupement dassociations pour laction (Avenir de la langue française, Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française, Défense de la langue française, Résistance à l’agression publicitaire), et exposant qu’

• Un domaine fondamental de la culture et de l’identité des peuples a été passé sous silence par les autorités politiques, celui des langues.

• Ce terrain abandonné a été investi par les commissaires et les fonctionnaires de la Commission, ou des autres institutions, pour imposer un choix linguistique, sans souci de l’avis des citoyens et de leurs représentants. Ce choix se porte d’une manière évidente sur l’anglais, langue unique de l’Europe.

Lors de la Journée Européenne des Langues, le 26 septembre 2003, le Comité de coordination pour la démocratie linguistique en Europe (qui regroupe un nombre important d’ONG en France, en Allemagne et ailleurs) a lancé l’Appel L’EUROPE SERA MULTILINGUE OU NE SERA PAS. Mis à part une certaine activité gouvernementale au début de 2003 pour souligner la nécessité de l’usage du français, le monde politique semble être paralysé dans le domaine de la politique linguistique.

Cette immobilisme sur la question des langues est extrêmement inquiétant, car l’inaction ne peut aboutir qu’à renforcer l’anglais et affaiblir les autres langues. Dans les affaires internes des institutions européennes, des pressions constantes s’exercent pour faire des économies dans l’administration des services de traduction et d’interprétation. Ces pressions s’accroissent à cause de l’arrivée imminente des langues des nouveaux Etats membres. Les diverses fonctions et services que fournit l’UE exigent des politiques différentes. Il n’y a rien d’odieux à ce que les salariés permanents d’une institution qui rassemble des personnes issues de milieux différents emploient un nombre restreint de langues. On peut demander aux eurocrates de pratiquer trois langues, à savoir leur langue maternelle et deux autres, et ceci doit être exigé en particulier des personnels qui ont le français ou l’anglais comme langue maternelle. A de tels postes, on peut s’attendre à un plus haut niveau de connaissance passive (lecture, écoute) que de connaissance active (rédaction, expression). En revanche, il est déraisonnable de demander aux représentants des Etats membres, aux hommes politiques nationaux, aux fonctionnaires et aux experts d’être aussi à l’aise dans une langue étrangère que dans leur langue maternelle. En théorie, on n’escompte pas qu’ils le soient, car l’interprétation et la traduction servent à faciliter les interactions par-delà les barrières linguistiques, et le font souvent avec une efficacité impressionnante, mais en pratique l’élaboration en parallèle de textes d’une certaine complexité dans plusieurs langues à la fois, et leur mise au point définitive en temps voulu, posent de nombreux problèmes logistiques.

Les réformes doivent s’attaquer aux paradoxes fondamentaux de la politique linguistique de l’UE, clarifier les critères permettant d’aboutir à une communication multilingue équitable, et appliquer réellement une politique qui respecte les droits humains en la matière et renforce la diversité linguistique. Il convient donc de réunir de façon urgente toutes les parties prenantes de la politique des langues. Beaucoup d’expérience a été accumulée sur cette question dans le monde, bien que les responsables politiques aux échelons nationaux et supranationaux en soient très peu informés. La plupart des ouvrages consacrés par les spécialistes des sciences sociales à l’intégration européenne réservent très peu de pages à la politique linguistique et trahissent une ignorance grossière de la question. Ils ont trop souvent tendance à considérer que l’expansion de l’anglais ne pose pas de problème. À mon avis, ces questions sont si complexes qu’elles méritent de s’y voir consacrer des ouvrages entiers. Le livre que j’ai intitulé English-only Europe? Language policy challenges (Routledge, 2003) [Vers le tout anglais en Europe ? Les défis de la politique linguistique] vise à passer de la description de la situation passée et présente des langues en Europe à un ensemble de 45 recommandations spécifiques conçues pour garantir un profil plus haut et un traitement plus compétent. Elles sont regroupées en quatre catégories, qui concernent :

l’infrastructure nationale et supranationale en matière de politique linguistique, les institutions de l’UE, l’enseignement et l’apprentissage des langues, la recherche.

Il est à espérer que ces recommandations ne resteront pas à l’état de spéculations érudites jusqu’à ce que la volonté politique surgisse de bas en haut et de haut en bas pour s’éloigner du laissez faire et des ordres du jour nationaux rudimentaires, et considérer les problèmes dans leur ensemble, afin d’inscrire dans les faits la rhétorique du maintien de la diversité européenne. Aucune langue n’est par elle-même bonne ou mauvaise. L’anglais peut être utilisé pour garantir l’émergence d’un ordre linguistique plus équitable en Europe.