La francophonie et l’arabophonie : deux visions du monde

 

« Ce qui compte, c’est que l’Algérie et la France aient la langue française en partage et que tant d’écrivains, tant de savants expriment en français ce qu’il y a de plus beau dans l’art, dans la sagesse et dans la pensée algérienne. Et je souhaite que davantage de Français prennent en partage la langue arabe par laquelle s’expriment tant de valeurs de civilisation et de valeurs spirituelles.. »
Nicolas Sarkozy (Discours de Constantine, le 5 décembre 2007

Le 40e anniversaire de la francophonie célébré en France nous donne l’occasion de dresser un état des lieux de deux langues qui ont des destins divers et qui, au cours des siècles, ont eu à formater les imaginaires du peuple français et des peuples arabophones. Qu’est-il justement de l’arabe et de sa destinée en France comparativement au statut la langue française dans le monde ?

Pendant longtemps, l’enseignement de l’arabe s’est fait naturellement tant que la demande était faible et que la politique ne s’en mêlait pas. L’enseignement de la langue arabe est ancien sur le territoire français. Il remonte à l’époque de François 1er. Pourtant, en France, l’enseignement de la langue arabe a commencé dès le Moyen Age. En 1530, François 1er fonda le Collège des Lecteurs Royaux -le futur Collège de France- où fut ouverte la première chaire d’arabe. Entre la fin du XVIIIe siècle (fondation de l’Ecole de langues orientales en 1795) au XIXe siècle, ayant besoin d’arabisants au service de la colonisation, la France développa l’enseignement de cette langue dans ses universités et dans ses instituts coloniaux. Au départ, formation complémentaire réservée aux diplomates, missionnaires et militaires, l’arabe gagne peu à peu sa reconnaissance comme discipline à part entière : l’arabe fit son entrée dans les concours de recrutement de la fonction publique, tandis que l’agrégation d’arabe fut créée en 1905. À l’époque, l’enseignement de l’arabe était essentiellement lié au phénomène colonial.

Durant la période coloniale, sur le territoire algérien, qui était alors divisé en trois départements français, la politique « intégro-assimilationniste » de la puissance coloniale fut en grande partie menée contre la langue arabe. Selon le général Bugeaud, le but ultime de la colonisation était d’assimiler les Algériens à « nous, de manière à ne former qu’un seul et même peuple sous le gouvernement paternel du Roi des Français ». L’idéologie « intégro-assimilationniste » se traduisit concrètement en Algérie par le fait que les musulmans algériens qui voulaient devenir citoyens français, devaient renoncer à toute particularité linguistique, religieuse et/ou culturelle pour s’« intégrer » pleinement à la nation française. Ainsi, le maréchal Lyautey, connu pour être un homme « respectueux » des coutumes locales, écrivait dans une circulaire de 1925 : « Nous n’avons pas à enseigner l’arabe à des populations qui s’en sont toujours passé. L’arabe est facteur d’islamisation, puisqu’il est la langue du Coran, et notre intérêt nous commande de faire évoluer les Berbères hors du cadre de l’Islam ». Après la décolonisation, la langue arabe continua d’être enseignée et en 1975 le Capes d’arabe fut créé. Mais d’une manière générale, il n’y eut jamais de réelle volonté politique de développer l’apprentissage de l’arabe dans l’enseignement secondaire français. Et cette affirmation nous semble de plus en plus vraie.(1)

Depuis, l’arabe semble appelé à connaître un déclin inéluctable. Dans le courant des années 1990, sous l’action conjuguée d’une actualité internationale où le Proche-Orient se taille la part du lion et de la visibilité accrue de la jeune génération de Français issus de l’immigration maghrébine, l’enseignement de l’arabe devient victime de choix idéologiques et de politiques qui créent un sentiment de précarité chez les élèves, étudiants et professeurs, et contribue à donner à cette discipline l’image d’une matière « à risque » où les débouchés peuvent s’élargir prodigieusement ou se tarir d’une année à l’autre.(2)

En 2004, alors que le ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, proclame la nécessité de diversifier l’enseignement des langues, ses services décident, fait sans précédent depuis la création de l’agrégation et du Capes, la fermeture des deux concours. Le 16 mars 2004, F. Lagrange, président du Capes du jury du Capes d’arabe, et Luc-Willy Deheuvels, son prédécesseur, signent dans Libération une tribune intitulée « La langue arabe, un enjeu social » où ils attirent l’attention sur l’importance d’un enseignement de l’arabe dans des conditions scolaires conventionnelles et mettent en garde contre l’abandon de cette langue aux associations communautaires.

Régression

En 2005, la session du Capes d’arabe a été supprimée. Cette mesure est une régression notable dans l’enseignement d’une langue qui ne fut jamais vraiment promue au sein de l’institution scolaire française. Pourtant, la langue arabe ne peut pas être considérée comme une langue « rare » puisqu’elle est parlée par plus de 250 millions d’individus dans le monde et qu’elle est la langue officielle de plus de vingt pays. Malgré cela, la langue arabe est enseignée uniquement par 214 professeurs dans 259 collèges et lycées à l’heure actuelle en France. Pourtant, les demandes pour apprendre l’arabe sont très fortes. Il est vrai que nombre d’élèves de références arabo-musulmanes veulent mieux connaître leur culture d’origine et étudier la langue arabe qui est porteuse de cette culture. De fait, l’éducation nationale ne couvrirait que 15% des demandes d’apprentissage de la langue arabe. Les 85% restants étudieraient cette langue dans des structures privées ou associatives, ou encore dans les Elco (institutions dépendant de pays arabophones ayant passé des contrats avec la France).(1)

Au contraire, la fermeture du Capes d’arabe en 2005 confirme des orientations idéologiques et culturelles d’ordre général. En effet, depuis plusieurs années devant la conscientisation toujours plus grande de la population arabo-musulmane vivant dans l’Hexagone, l’Etat français n’a cessé de renforcer sa politique « intégro-assimilationniste ». Cette politique et cette idéologie ont toujours été largement dominantes dans l’histoire de France, mais elles se sont sensiblement renforcées ces dernières années. Aujourd’hui la politique « intégro-assimilationniste » de l’Etat français vis-à-vis des populations arabo-musulmanes de ce pays tend à reproduire les mêmes politiques de déculturation et acculturation. L’élimination de la langue arabe n’est qu’un élément dans une politique générale d’assimilation. Le 5 décembre 2007, à l’occasion d’une visite d’Etat en Algérie, Nicolas Sarkozy prononce un discours dans lequel il déclare : « Ce qui compte, c’est que l’Algérie et la France aient la langue française en partage et que tant d’écrivains, tant de savants expriment en français ce qu’il y a de plus beau dans l’art, dans la sagesse et dans la pensée algérienne. Et je souhaite que davantage de Français prennent en partage la langue arabe par laquelle s’expriment tant de valeurs de civilisation et de valeurs spirituelles. En 2008, j’organiserai en France les Assises de l’enseignement de la langue et de la culture arabes, parce que c’est en apprenant chacun la langue et la culture de l’autre que nos enfants apprendront à se connaître et à se comprendre. Parce que la pluralité des langues et des cultures est une richesse qu’il nous faut à tout prix préserver. » Un an après les Assises de la langue arabe les mesures annoncées tardent à se concrétiser (1)

L’éducation nationale en France considère que l’arabe est une langue étrangère alors qu’elle fait partie intégrante du patrimoine culturel de millions de Français. Elle est usitée dans les familles, dans les cages d’escaliers, dans les quartiers. Elle domine dans les banlieues, dans les prisons. Pourtant, elle n’est pas enseignée à l’école primaire, elle est marginalisée au lycée, elle est réservée à une élite à l’université. L’arabe en France est la langue des sous-scolarisés et des savants.

La situation ne fera qu’empirer du fait d’une cacophonie totale, les pays arabophones n’ayant pas de stratégie dans les pays d’accueil. De plus, scientifiquement parlant, personne ne publie en arabe. L’âge d’or de la langue arabe c’est aussi l’âge d’or de la science et de la technologie musulmanes dont les plus grands auteurs étaient arabophones sans être arabes. Maimonide écrivit son livre « Dellalat el Haïrin », « le guide des égarés » en arabe et non en hébreu. Le quotidien saoudien, Al-Jazirah, a publié en janvier 2008 un article d’Eissa Al-Halyan qui fait la critique de certains intellectuels arabes se plaignant qu’aucune université arabe n’était incluse dans la classification des 500 meilleures universités dans le monde. « Citez-moi une université arabe qui soit à la hauteur d’Oxford, de Cambridge, de Harvard, de Stanford, de la Sorbonne ou d’autres universités de renommée mondiale. Alors que les universités ailleurs dans le monde sont en concurrence pour être à la pointe de la recherche universitaire, les nôtres s’occupent de cérémonies et de conférences. » Tout est dit.

Qu’en est-il de la francophonie qui lutte courageusement contre la vulgate planétaire qu’est l’anglais, selon le juste mot de Bourdieu ? Tous les gouvernants de droite comme de gauche veillent à l’exception culturelle française. Ils ont créé l’espace de la francophonie qui a des relents qu’on le veuille ou non, de « Francafrique ». Au-delà des pays francophones, la France ratisse large en admettant des pays anglophones comme l’Egypte qui n’ont qu’un vague aperçu de la langue de Voltaire. Michel Guillou écrit : « L’apathie francophone est générale. Après une période pionnière à la fin des années 80 et début 90 où, ambitieuse, innovante, conquérante, elle a lancé structures et programmes d’avant-garde, la Francophonie s’est anesthésiée et technocratisée. L’innovation a quitté la table (...) Pourtant, elle demeure un espoir et continue d’exercer un attrait indiscutable, et ce, malgré l’Amérique toute-puissante et sa déferlante économique, linguistique et culturelle. De nouveaux pays frappent à sa porte. Elle commence à faire preuve d’une capacité d’influence à l’échelle de la planète, comme l’a montré son action pour l’adoption en 2005 de la Convention de l’Unesco sur la promotion et la protection des expressions culturelles. Cependant, la Francophonie n’est pas une évidence. Elle est teintée pour certains de néocolonialisme français et pour d’autres de combat d’arrière-garde face à un anglais qui serait déjà accepté comme seule langue du monde. »(3)

« La Francophonie dont nous parlons n’est ni la francophonie de la fin du XIXe siècle - la première francophonie liée à l’expansion coloniale - ni la seconde, fille de la décolonisation, proposée dans les années 60 par le Sud pour fonder un Commonwealth à la française, mais la francophonie du dialogue et des échanges au sein de l’union géoculturelle de langue française. C’est ce qui fonde sa légitimité. Avec cette troisième francophonie, on passe des espaces postcoloniaux aux espaces de dialogue interculturel. Il y a dans la Francophonie une part de rêve, de modernité qu’il faut faire partager, des dynamiques qu’il faut rendre visibles, des attentes auxquelles il faut répondre. Sa particularité est d’être née sur une double base : une langue en partage et une volonté de dialogue des cultures. C’est ce qu’Abdou Diouf appelle la "magistrature d’influence" de la Francophonie, magistrature qui s’exprime de façon souvent avant-gardiste dans des dossiers essentiels tel l’environnement. Même la priorité accordée aux langues, parfois perçue comme un combat d’arrière-garde, se révèle un point essentiel pour éviter l’uniformisation du monde, dont l’urgence est soulignée par d’autres : résolutions aux Nations unies sur le multilinguisme ou directives européennes... »(3)

L’hégémonie de la langue anglaise la « vulgate planétaire »

Lors d’un discours à l’occasion des 40 ans de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), Nicolas Sarkozy a tenu à cadrer les futures missions de la Francophonie. Il a défendu, samedi 20 mars, la Francophonie comme rempart contre le « monolinguisme » et la « monoculture ». Estimant que le français n’était pas menacé par son propre déclin mais plutôt par « la montée de l’anglais comme langue de communication internationale ». Nicolas Sarkozy a toutefois demandé « l’application stricte » des règles qui font du français une langue de travail à l’ONU et dans l’Union européenne. Et il a raillé les diplomates français « tellement heureux de parler anglais », leur demandant d’être des « ambassadeurs de l’intransigeance francophone ». Le président a enfin souhaité que l’OIF porte « des combats politiques », citant « la préservation de notre planète », « la gouvernance mondiale » ou le « développement ». « La francophonie, ce n’est pas simplement des intellectuels, des amoureux des belles lettres ou de la langue, mais ça doit se traduire aussi dans un combat politique », a-t-il insisté, indiquant qu’il plaiderait pour que l’OIF soit invitée à la conférence internationale sur la reconstruction de Haïti.(4)

Qu’en est il de la position de l’Algérie dans tout cela ? Deuxième pays francophone, pays arabopone et amazighophone, l’Algérie peine à se redéployer. Le manque de visibilité fait que nous perdons des places et des privilèges léguées par l’histoire. Quand Mitterrand a inauguré la Bibliothèque d’Alexandrie, les députés égyptiens qui se sont fait traduire son discours l’ont acclamé debout. Sans faire un fonds de commerce de la repentance, qu’en est-il de la dette de la France vis-à-vis des millions d’Algériennes et d’Algériens qui, qu’on le veuille ou non, font plus pour la langue française que des dizaines de pays qui émargent au râtelier de la Francophonie ?

Cette dette est intemporelle et il faudra bien qu’un jour « on rende à César ce qui appartient à César », en reconnaissant à l’Algérie un rôle majeur dans la diffusion du français. Cette dette peut se décliner d’une façon apaisée par la construction d’une grande bibliothèque comme acompte, il faut bien le dire de celles que l’armée d’invasion a brûlé à titre d’exemple et rapporté par Adrien Berbrugger , qui nous apprend que chaque soudard voulait avoir "son Coran" et que faute de bois, on allumait le feu avec les ouvrages.. lors du carnage de la ville de Constantine mais aussi celle que nous a laissé l’OAS un jour de juin 1962, croyant, de ce fait, après avoir tenté de briser les corps réduire le peule algérien à sa plus simple expression culturelle. Mal lui en a pris, si à l’indépendance moins de 800.O000 personnes maitrisaient à des degrés divers le français , les Algériens sont maintenant 35 millions à maitriser la langue de Voltaire. Et comme on le sait quand on pense dans une langue, on achète dans une langue. Il ya de ce fait , une dimension économique indéniable qui place la France comme premier fournisseur de biens matériels- et non culturels- malgré les convulsions épisodiques des rapports qui ne peuvent pas faire l’objet d’un solde de tout compte...

Il nous faut une visibilité... , il faut lutter pour une égale dignité, il nous faut défendre par réciprocité, en France la langue arabe - à défaut d’une coordination avec les autres pays ayant en commun l’usage de l’arabe- mais aussi la langue amazighe, car la nature ayant horreur du vide, ce que nous ne faisons pas pour notre communauté, sera fait par les autres...Il nous faut réfléchir sérieusement à la mise en place d’une présence culturelle digne de ce nom en France. Apparemment, nous n’en prenons pas le chemin. C’est encore une erreur que de ne « pas mobiliser » toute la communauté des Algériens et Algériennes de France qui ont en commun l’amour d’une terre et d’une identité.

 

Pr Chems Eddine CHITOUR
École Polytechnique enp-edu.dz

 

Source : oulala.net, le 25 mars 2010

http://www.oulala.net/Portail/spip.php?article4496

 

 

P.-S. :

- 1. La langue arabe et l’Éducation nationale.
- 2. Enseignement de l’arabe en France Wikipédia, l’encyclopédie libre.
- 3. Michel Guillou : Sommet de la Francophonie à Québec - L’enterrement de la Francophonie est-il programmé ? Le Devoir- Ariane    Poissonnier, pour MFI
- 4. Nicolas Sarkozy, défenseur de la francophonie NouvelObs.com, le 20 mars 2010

 

 

 

****************************************

 

 

Commentaires :

 

Le 26 mars 2010,  par Larbi Chelabi

M. Chitour, en vous lisant, j’ai fini par admettre que la langue française est définitivement celle du rêve. De ce rêve évanescent qui finit sa trajectoire aux aurores, lorsque le réel nous rappelle qu’il y a une journée qui commence. Le français est littéralement la langue de la rhétorique, du contenant qui phagocyte le contenu, des belles envolées qui donnent envie de continuer la soirée après minuit mais sans plus. Le français est peu parlé dans le monde et quand il l’est, il est mal parlé un peu partout dans le monde, y compris en France. Pour ce qui est de nous algériens, nos parents le baragouinaient parce que, sauf exception, ils n’avaient pas accès à l’école de Jules Ferry et nos enfants le baragouinent parce qu’ils ont accès à une école médiocre. Alors, si nous sommes le deuxième pays francophone au monde, je n’ose même pas imaginer le troisième. Pour faire court, la francophonie est un concept surréaliste, conçu dans les salons lambrissés de l’Élysée pour, soit disant, défendre la diversité culturelle alors qu’il ne s’agit en fait que de la seule défense du français face au déferlement planétaire de l’Anglais. Comment peut-on croire qu’un conglomérat de pays plutôt faibles, sans identité commune, puisse devenir une force de propositions et d’actions lorsque l’Union Européenne, avec un potentiel aussi énorme, n’arrive pas à se tailler la place qui lui revient de droit sur les plans politique, économique et environnemental. Tout ce que les américains font : aller en guerre, polluer la planète ou détruire les fondements économiques du monde est indiscutable et indiscuté dans la langue de Molière comme dans celle de Goethe. Voyez-vous, je vis depuis longtemps au Québec, cette province francophone qui essaie de survivre dans un océan anglophone et anglophile. Toutes les lois, toutes les réglementations et autres arsenaux juridiques dont la Province s’est dotée depuis la révolution tranquille n’ont pas été suffisants et ne le seront jamais pour protéger le fait français contre le rouleau compresseur anglo-saxon. Comme tout le Canada, le marché Québécois est orienté vers l’exportation dont 80% des échanges se font avec les américains. Il n’y a aucune entreprise, à ma connaissance, qui peut se passer de l’anglais dans ses transactions quotidiennes. Si vous avez le malheur d’être seulement francophone, alors il vous faudra morfler, et durement, pour vous tailler une place au soleil. Ceci est la dure réalité. Elle est peut être triste, contrairement au rêve, mais c’est la vraie vie !

 

Le 29 mars 2010, par Paul Castella

« L’éducation nationale en France considère que l’arabe est une langue étrangère alors qu’elle fait partie intégrante du patrimoine culturel de millions de Français. Elle est usitée dans les familles, dans les cages d’escaliers, dans les quartiers. Elle domine dans les banlieues, dans les prisons.»

Au début des années 80, à partir de ce faux constat, on a poussé les jeunes issus de l’immigration maghrébine à choisir l’arabe comme langue étrangère à l’école, pensant que cela permettrait à la fois de relever leur niveau général et de promouvoir leur supposée "langue d’origine". Le résultat a été un échec total. Premièrement, par le choix des enseignants, qui, par idéologie ou par ignorance, ont enseigné pour la plupart la langue arabe à la façon dont on le fait dans écoles primaires d’Afrique du Nord : c’est-à-dire, de l’écrit à l’oral, par des méthodes pédagogiques dépassées, en comparaison avec l’enseignement des autres langues étrangères. Deuxièmement, par le choix de la langue enseignée, l’arabe écrit, le seul qui soit commun à tous les pays dit "arabes". C’est-à-dire une langue qui n’est pratiquée que par les élites. Une langue qui n’est en aucune façon celles des familles, des cages d’escaliers, et encore moins des prisons. Le mépris des enseignants d’arabe pour le « dialectal » (darija) n’a d’égal que leur incompétence en matière de culture populaire. C’est dire que le problème de l’enseignement de l’arabe est loin des simplifications présentées dans cette citation. Il est d’abord dans le choix politique des pays du Maghreb d’ignorer la langue parlée par les gens et de ne la considérer au mieux que comme une corruption d’un arabe classique, ou même standard, qui n’est connu que d’une minorité de locuteurs. De plus, une grande partie des immigrés venus d’Afrique du Nord étaient amazighophones (ce que les Arabes appellent "berbère", c’est-à-dire "barbares"), et la langue parlée à la maison n’a alors plus rien à voir avec l’arabe. En fait, en France, il n’y a guère que les mosquées et les instituts spécialisés, à demeurer un lieu de circulation de l’arabe en tant que langue unifiée. Pour le reste, la grande majorité des Maghrébins ne comprennent presque rien à un discours politique ou universitaire diffusé en arabe classique. Je me souviens un jour, où je discutais à une terrasse de café à Marrakech avec un Syrien, qu’il m’a demandé de lui traduire en anglais la conversation que j’avais eue en arabe marocain avec un jeune qui voulait nous vendre quelque chose. Comme je m’étonnais que lui, arabophone, ne comprenne pas quelqu’un parlant en arabe local, il m’a dit qu’en général il n’entendait rien à la façon de parler des Marocains (l’inverse n’étant pas vrai, car la télévision marocaine diffusant de nombreux films venus du Machreq, les Maghrébins ont appris à comprendre un peu l’arabe parlé des Égyptiens, des Syriens et des Libanais). Si l’on veut vraiment rendre leur fierté aux enfants d’immigrés, il faudrait d’abord redorer le blason de leur langue vernaculaire, celle-là, justement, qu’ils ou elles parlent à la maison, dans les cages d’escalier ou les cellules de prisons. Mais c’est là une autre problème, qui ne sera pas résolu à partir des instances universitaires.

 

Le 30 mars 2010, par Torsade de Pointes

Dans mon pays aussi, en Europe du Nord, il y a de fortes populations d’origine maghrébine, et cependant la langue arabe n’occupe strictement aucune place dans le système d’enseignement, et il n’est même pas envisagé de lui en accorder la moindre. En comparaison, le statut de l’arabe en France apparaît donc plutôt enviable. Il me semble abusif de voir dans le fait que l’arabe n’est pas matière obligatoire au lycée quelque volonté d’ostracisme de l’administration française à l’encontre de cette langue. D’autres langues importantes, comme le portugais, le russe, ou l’allemand ne sont guère mieux loties.

D’autre part, je m’insurge gentiment contre ce qui a été écrit par le premier intervenant, comme quoi, en substance, le français ne serait bon qu’à la rhétorique, et instaurerait un voile d’opacité entre le signifiant et le signifié ; le pur style énonciatif est parfaitement possible en français, comme dans toute autre langue, et l’activité scientifique p.ex. peut très bien s’exprimer en français, voire mieux, et avec un trait beaucoup plus net, qu’en anglais. La diffusion de ce dernier, et le recul relatif du français, ne s’expliquent pas par les qualités intrinsèques respectives de ces deux langues, mais par des facteurs externes, en l’espèce principalement par le fait que l’anglais est devenu la langue d’un grand empire anglo-saxon en Amérique du Nord. Quant à dire que le français soit peu parlé dans le monde, on peut opposer à cette assertion que le français, qui du reste n’est pas en moyenne moins bien parlé que l’anglais ou l’arabe, est langue officielle ou co-officielle dans une trentaine de pays, petits et grands, sur le globe, et que son bassin de locuteurs pourrait bien, d’ici quelques petites décennies, se chiffrer en plusieurs centaines de millions d’individus.

 

 

 

Haut de page