La
discordance des langues, par Thomas Ferenczi
LE MONDE
L'attribution
au futur commissaire roumain du portefeuille du multilinguisme a suscité
quelques railleries à Bruxelles. On s'est aussitôt demandé ce que
pourra bien faire, concrètement, le titulaire du poste pour occuper son
temps. La fonction, apparue pour la première fois en 2004, lors de la
constitution de la Commission Barroso, est assurée depuis deux ans par
le commissaire slovaque Jan Figel, chargé également de l'éducation,
de la formation et de la culture. Ces domaines relevant, pour
l'essentiel, de la compétence des États, M. Figel ne semble pas
vraiment submergé de travail. Autant dire que le nouveau venu, Leonard
Orban, auquel sera confié, à partir du 1er janvier, le seul
dossier du multilinguisme, ne sera pas non plus menacé de surmenage. Pourtant,
si les responsabilités du commissaire au multilinguisme n'ont pas
l'importance politique de celles de ses collègues chargés de la
concurrence ou du marché intérieur, leur importance symbolique est
grande, tant la question de la langue est au coeur des réflexions sur
l'identité de l'Europe et sur la façon dont celle-ci conçoit son unité.
Qu'est-ce qui empêche, en effet, les citoyens européens de se sentir
pleinement membres d'une même communauté, sinon la différence des
langues ? Quels que soient les efforts de l'Union pour favoriser la
compréhension mutuelle et contribuer à la création d'un espace public
européen, les particularismes linguistiques apparaissent aujourd'hui
comme le principal obstacle à la naissance d'une véritable Europe de
la culture. Dans
ces conditions, on pourrait être tenté de plaider pour le développement
d'une langue commune qui facilite les échanges entre Européens et aide
à la formation d'une conscience collective. Cette langue existe. Ce
n'est pas l'espéranto ou le volapük intégrés que dénonçait le général
de Gaulle, mais l'anglais. Selon une enquête de la Commission publiée
il y a un an ("Les Européens et les langues",
Eurobaromètre, septembre 2005), l'anglais est parlé par 47 % des
citoyens de l'Union. Il est suivi de l'allemand (30 %) et du français
(23 %), puis de l'italien (15 %) et de l'espagnol (14 %). Il est devenu
la langue dominante des fonctionnaires, lobbyistes et autres acteurs de
la scène bruxelloise. Les avantages de cette situation sont évidents.
Un nombre croissant d'individus en Europe sont capables de se parler et
de se comprendre, ce qui est l'une des ambitions de l'Union. Comment
concilier cette hégémonie de l'anglais avec le respect de la diversité
culturelle, inscrit dans les traités et réaffirmé en toute occasion
par les dirigeants européens ? C'est toute la difficulté. La France a
raison de défendre sa langue, même si son intransigeance provoque
souvent le sarcasme. Mais elle serait plus convaincante si, dans le même
temps, elle encourageait plus efficacement la connaissance des autres
langues européennes. Elle renforcerait la position du linguiste Claude
Hagège, qui plaide pour le maintien de trois langues fédératrices,
l'anglais, le français et l'allemand, dont on a vu qu'elles sont les
plus parlées dans l'Union. Elle donnerait des arguments à ceux qui
appellent à surmonter ce que le philosophe Jacques Derrida appelait "le
monolinguisme de l'autre". Le
Conseil européen a recommandé, en mars 2002, l'apprentissage d'au
moins deux langues étrangères dès le plus jeune âge. La Commission a
présenté, en novembre 2005, un "nouveau cadre stratégique
pour le multilinguisme", illustré par un proverbe slovaque : "Plus
tu connais de langues, plus tu es humain." Diverses actions
sont proposées dans le domaine de la formation, de la traduction, du
sous-titrage. Il appartiendra au commissaire roumain de veiller à
l'application de ce programme afin que la discordance des temps en
Europe soit vécue comme une richesse, et non comme une malédiction.
Thomas
Ferenczi
Source : Le Monde, journal du 10 novembre 2006
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