R éagir sans être réac !
Une du quotidien Libération en mai 2013 pour soutenir le projet de loi du ministre de l'enseignement supérieur destiné notamment à introduire l'enseignement en anglais à l'université...
La restauration d'un français sain, fort
et moderne, passera par l'école, pour les bases orthographiques et
syntaxiques, et par la presse et la publicité, pour la formation
continue...
Le Québec,
petite province en état de siège linguistique, a pris des mesures
extrêmement efficaces (dans sa Charte, connue sous le nom de loi 101),
quoique peu coercitives. Elles sont principalement préventives: par
exemple, un magasin doit faire agréer son nom par une commission. «La
plupart du temps, en cas de litige, nous discutons. Mais cela peut
parfois aller jusqu'au tribunal», rapporte Jean-Pierre Blanc,
porte-parole de l'Office québécois de la Langue française.
En France, nous ne sommes plus en état de
siège, puisque le cheval de Troie est entré depuis longtemps dans nos
murs, et que nous sommes aux petits soins pour lui. La lutte sera donc
sauvage. Bien entendu, le gouvernement et les services publics sont
tenus d'être irréprochables, de respecter et de faire respecter les lois
existantes. Mais la presse, la publicité et la télévision doivent,
d'elles-mêmes, spontanément, leur emboîter le pas. Epaulés ou non par la
loi.
Si le président de France Télévisions ou
le directeur d'Europe 1 dit: «A partir de maintenant, nous parlons
français, nous ne dirons plus à l'antenne qu'un groupe a publié son
disque sur
le label Universal, mais chez
Universal », le personnel obéira. On a vu à quelle vitesse, en
quelques jours, Radio-France est
passée d'Etat
islamique, qui voudrait
se travestir en Etat, à Groupe
Etat islamique: la consigne a été comprise.
De même qu'on éteint la lumière en
sortant et qu'on ferme le robinet pendant qu'on se brosse les dents, on
peut dire facilement équipe et
non plus "team",
groupe et non plus
"pool". Nous devrons le
faire seuls.
Nous n'avons guère à attendre de l'Académie
française, dont le pouvoir est asymptotique, qui n'est formée ni de
linguistes, ni de lexicographes, et ne peut que se lamenter de la fuite
du temps, de ce temps où il fallait un décret du roi pour admettre que,
oui, le sang circule dans les vaisseaux sanguins. Mais la Délégation
générale à la Langue française (Franceterme.culture.fr)
propose des équivalents, souvent excellents, à tous les nouveaux mots
anglais réputés intraduisibles.
En attendant, commençons par ne pas
traduire en anglais ce qui existe en français.
J. Dr.
***************************
Non, défendre la langue française n'est pas réac !
Il existe des rayons bio dans tous
les hypermarchés, mais nous parlons une langue traitée à mort. Dans
son livre « De quel amour blessée », le poète et essayiste Alain
Borer institue la notion de «
réchauffement linguistique »... C'est cela : nous cherchons à
préserver notre eau, notre air, notre sol, nous voulons conserver
notre modèle social, notre système de santé, le peu d'industrie
qu'il nous reste, nous ravalons les façades d'immeubles, nous
protégeons notre patrimoine, mais celui qui s'avise de défendre le
français passe pour un barbon, un vieux ronchon hors course - et de
droite, par-dessus le marché.
C'est automatique. Au mieux, il passe
pour un poseur, un fayot, un intello. Et
pourtant, le français, ce que nous avons de plus précieux, se porte
mal. Sa maladie est interne, elle est externe - dans les deux cas
volontaire, provoquée, et même revendiquée. Et c'est le plus
tragique. L'État nous y invite le plus souvent, et c'est le plus
absurde.
Méthodiquement, nous appauvrissons
notre vocabulaire. Nous avions deux mots, nous n'en avons plus qu'un
: nous avions homonyme (=
de même nom) et éponyme (=
qui donne son nom), nous n'avons plus qu'éponyme, qui
paraît plus chic ; nous tirons
les conséquences, au
lieu des conclusions, nous
laissons proliférer les pléonasmes (préparer
à l'avance, risque potentiel), nous répétons à
la fois (il est à la fois beau, et à la fois riche) parce
que nous ne réfléchissons plus à ce que nous disons ; nous
pervertissons la syntaxe, toujours dans le sens de l'appauvrissement
: abuser
une femme veut dire
la flouer, abuser d'une femme veut
dire la violer, et nous ne disons plus qu'abuser
une femme (la
violer).
Ajoutons que cela fait suite à la
quasi-suppression du verbe violer,
lui-même proscrit, parce que trop précis - et nous avons appris à
haïr la précision (on n'apprend plus à écrire en cursive, à
l'école, mais en attaché).
L'anglais y aide : nous avions déroulement, emploi
du temps, délai,
moment, synchronisation, minutage,
nous n'avons plus qu'un seul mot, "timing",
qui les dit tous, donc aucun.
Méthodiquement, nous distordons le
lien entre écriture et prononciation, puisque nous accueillons les
mots anglais sans les franciser dans leur orthographe et en les
prononçant à l'anglaise, aïePhone,
même s'ils sont français d'origine (entendu l'autre jour :
« Il est pauvre comme djob. »). Nous cherchons à tout prix à
intégrer les immigrés, mais leurs mots, eux, peuvent rester fichés
dans le français sans qu'on en souffre le moins du monde. Nous
faisons du communautarisme linguistique.
Méthodiquement, nous raccourcissons
les mots de plus de deux syllabes à coups d'apocopes qui laissent
entendre que la rapidité vaut mieux que tout : le docu,
lebénef, l'ordi, l'homo, l'info, à
tout' ou encore le réac...
Ne sommes-nous pas passés, ici même, du « Nouvel Observateur » à «
l'Obs » ? Nostra culpa. Le raccourcissement, multiplié par
l'appauvrissement du vocabulaire, donne des résultats atroces, des
images figées, des stéréotypes, comme dans le «alangage
SMS » : mdr (mort
de rire), asv (âge
sexe ville)...
Méthodiquement, nous décourageons
toute la créativité lexicale, ricanons des mots nouveaux (courriel,
bogue), non parce
qu'ils sont recommandés par les autorités, mais uniquement parce
qu'ils sont d'apparence française : nous voulons faire perdre toute
tonicité à notre langue, parce que c'est la nôtre.
Et si nous l'encourageons, comme dans
la féminisation des noms de titres et fonctions, c'est pour mieux
oublier qu'il existait en français une classe de mots dits épicènes
(des deux genres), comme un ou une enfant,
un ou une secrétaire, un ou une cinéaste,
et qu'il suffisait de l'élargir à
professeur, auteur, chef sans
aller jusqu'aux barbarismes que sont professeure, auteure, cheffe...
L'impayable féministe Geneviève Fraisse n'a-t-elle pas parlé des «
sans-papières » d'Amsterdam ?
Que le niveau d'orthographe des
élèves ait baissé, plus personne ne le conteste (c'est vrai des
élèves, c'est vrai des professeurs). Mais la nouveauté est que la
faute ne touche plus la seule orthographe d'usage : les pratiques
ont toujours un peu flotté sur ces questions, sans qu'on ait à s'en
offusquer : combien d'r à embarrasser
? quel est le genre
du mot écritoire
?
Le français est aussi un jeu de
société très prisé, et parfois difficile ; non, la faute nouvelle
concerne la nature grammaticale des mots, la différence qu'on
établit entre un verbe et une préposition, entre un adjectif et un
article : je
mais mon manteau, je m'est mon manteau... Cette confusion est
infiniment plus grave, plus profonde, justement parce qu'il s'agit
d'une confusion, non d'une erreur.
Que la nature des mots ne soit plus
fixée, que la construction des verbes soit laissée au hasard,
l'emploi des temps anarchique, et c'est toute la logique
grammaticale qui s'effondre comme un pan de falaise. Que l'oral et
l'écrit divorcent (une part de bri, une
règle de gramaire, deux heuros), et
c'est un autre pan qui s'écroule.
Que des hommes politiques (le «
care » de Martine
Aubry !) ne parlent bien qu'une seule langue, la langue de bois, et
c'est encore un pan de moins.
Que les organismes publics matraquent
des fautes cent fois par jour, et c'est la noyade. La SNCF s'excuse «
pour la gêne occasionnée », sans complément d'agent
(occasionnée par), et
vous recommande : « Assurez-vous de
n'avoir rien oublié dans le train » (au
lieu de que
vous n'avez). La
langue est un lien multiple, mais elle est elle-même faite de liens,
elle est une construction compliquée, un appareil fragile dont
chaque constituant est indispensable à l'équilibre général.
Et nous nous y prenons toujours de
travers. Mauvais choix, stratégies inefficaces, lois inapplicables
et/ou inappliquées. Prenons le cas de l'anglais.
L'État s'est montré ferme à cet égard
en une première occasion : en 1539, dans l'ordonnance de
Villers-Cotterêts, qui instituait le français, aux dépens du latin,
comme seule langue dans les documents publics (administration,
justice) - loi toujours en vigueur. Une deuxième fois, en 1975, en
stipulant :
Une troisième fois, par la loi Toubon
(1994), qui précisait la précédente et visait à donner au
consommateur et au citoyen le droit de recevoir toute information
utile en français (contrats, modes d'emploi, garanties...). Elle
rappelait de surcroît l'article II de la Constitution: «La
langue de la République est le français. »
Mais personne ne sait ce que c'est
que la République. En sorte que le Conseil constitutionnel, qui
devrait le savoir davantage, eut beau jeu de trancher dans le vif de
cette loi, et même, pourrait-on dire, de la châtrer, au nom de la
liberté d'expression, qui a parfois bon dos. Furent exclues du champ
de son application la publicité, la télévision, la radio. Ne restait
plus que le « service public », pas mieux cerné que la République.
Et puis, plus récemment, la loi
Fioraso, votée en 2013 par une petite trentaine de députés, autorise
les enseignements en langue étrangère (= anglaise), une première
depuis Villers-Cotterêts. Et « le Quotidien du peuple » chinois
s'étonne : «
En formant ses élites en anglais, la France envoie un mauvais signal
aux pays francophones. »
Pendant ce temps-là, pendant ces
allers-retours, ces ordres et contrordres, l'anglo-américain imbibe
toutes les couches du sol linguistique français comme le nitrate
breton. Certes, la langue évolue, nul ne le nie, encore qu'on
comprenne toujours La Fontaine et Ronsard, mais peut-être
faudrait-il lui éviter d'arriver en phase terminale.
L'anglais est le symbole d'une
société « ouverte à l'autre » (l'autre, c'est l'Américain), qui suit
son temps et l'évolution technique (ils disent « technologique »).
Bref, d'une société « moderne ». Fausse modernité, modernité de
province. Jeunesse de vieux. Ce qu'était Paris à la province,
l'Amérique l'est devenue à la France. C'est la même pensée de
Formica, qui somnole après le bœuf en daube, rideau de fer tiré, le
dimanche après-midi, sur le magasin Au Bon Chic parisien.
Les mots anglais, c'est plus coule, c'est
plus feune, c'est
pas comme chez nous. On a l'air moins bête en commandant en anglais,
chez Quick, un pepper
crazy chicken : comment le faire en français sans rougir ?
L'anglais est aussi un voile pudique
jeté sur la stupidité : voilà une pensée retendue, botoxée jusqu'aux
oreilles, une pensée de jeunes nés vieillards. Cela vous attire le
chaland, une enseigne en anglais, cela brille dans les esprits. Optic
2000, c'est quand
même plus vivant qu'Optique 2000, non ? Vivant, mais si tarte, et
qui date d'une époque où l'an 2000 était encore loin devant !
Quand arrive ici une troupe de danse
japonaise, et qu'il faut mettre son nom sur l'affiche, on le traduit
en anglais. Pourquoi ? Nous n'osons même plus être banals, nous ne
disons plus à
bientôt, mais see
you soon. Nous irons bientôt acheter nos lunettes chez Affleloo.
Honte d'être ce qu'on est, haine de
ce qu'on est. Empressement devant tout mot qui permet de se faire
remarquer, comme dans une loge d'Opéra, parmi ceux qui sont au
courant les premiers. La soif d'anglais est un simulacre, donc une
illusion. Elle s'arbore comme ces marques, apposées visiblement sur
les vêtements pour faire croire qu'on est autre. Ou pour faire
croire qu'on est riche, alors qu'on vit dans un taudis.
La soif d'anglais, c'est le syndrome
du crocodile, cousu sur les polos des banlieusards ou les
chemisettes des bourgeois, et qui signifie seulement : vêtement
cher. En être ou ne pas en être, là est la question. Voyez la hâte
piteuse avec laquelle nous avons dit Beijing pour
Pékin. Comme nous aimons perdre ! Comme nous aimons notre servitude
! Quelle fierté nous tirons de notre propre abaissement ! Comme elle
était heureuse, Christine Ockrent, de pouvoir interroger en anglais
Shimon Peres, qui parle parfaitement le français ! Quelle impatience
dans l'humiliation !
Car enfin, pourquoi disons-nous c'est
un peu short ou j'ai
dispatché le job ? Que disons-nous de plus qu'avec c'est
un peu court, ou
j'ai réparti le travail ? Dans son livre magnifique, violent,
précis, impitoyable, Alain Borer cite le secrétaire de Marguerite de
Navarre : «
On n'a jamais écrit aucune chose en autres langues qui ne se puisse
bien dire en celle-ci. »
C'était en 1545... Et aujourd'hui, on
se rappelle le premier discours de Giscard d'Estaing président, qui
était en anglais (si on peut appeler ça de l'anglais), et l'on se
rappelle aussi qu'en se félicitant de nos derniers prix Nobel,
Manuel Valls, qui par ailleurs se ridiculise avec son anglais
d'école primaire, a cru faire «
un pied de nez au "french bashing" », sans comprendre qu'en
utilisant ce terme, il confirmait le french
bashing, il en
faisait lui-même, du french
bashing, il se
tirait une balle dans le pied. Et dans le nôtre.
La vraie modernité est celle des
prises de conscience. Nous sommes à l'âge des conséquences, des
effets pervers, et de leur prise en compte vigoureuse. On ne peut
plus vivre comme avant, lorsqu'on consommait vingt litres aux cent.
Cette époque est révolue. Il n'y a plus que les bourges inconscients
et satisfaits de l'être pour rouler en 4×4 dans le Marais.
Nous avons fait notre plein
d'incurie, de laisser-aller, d'ultralibéralisme ; le temps est venu
de réagir, de contrôler notre consommation d'anglais. Faute de quoi
nous ne serons plus nous-mêmes, et notre place dans le monde,
intellectuelle, économique, politique, se réduira à celle du foie
gras et du champagne - qui pèsent peu face au limited
edition burger. D'autant que nous parlerons toujours moins bien
l'anglais que nos maîtres américains, et que cette infériorité se
paie.
Méditons ce fait : au Japon, où la
concurrence n'existe plus, Amazon fait payer le port de ses envois.
S'il est quasi gratuit ici, c'est que les libraires existent encore,
que nous résistons, et qu'on nous courtise. Or, tandis que huit
Tibétains s'immolent par le feu pour défendre leur langue, le
ministère des Affaires étrangères («
gardien de la francophonie », rappelle
Borer) appose une grande affiche publicitaire pour l'A380 : «
France is in the air. »
Borer cite de Gaulle : «
Il y a d'autres peuples qui veulent nous interdire de parler notre
langue », et
rappelle que le film français qui se fait couronner aux États-Unis
est un film muet (titré en anglais tout de même : The
Artist) ; que le groupe
français qui a remporté tous les prix est Daft Punk, dont les
musiciens ne disent ni ne chantent un mot de français, pour un album
intitulé Random
Access Memories.
Le Maître ne récompense que ses
fidèles sujets. Le Maître fait mine d'ignorer que 63% de son
vocabulaire est d'origine française. L'ancien maître du Maître,
George W. Bush, a dit pour fustiger notre passivité : «
The problem with the French is that they don't have a word for
entrepreneur. » Pardon,
c'est intraduisible - mais savoureux.
Si l'on arpente un boulevard
parisien, on constate qu'une enseigne sur trois est rédigée en
anglais : Al Shoes, Choco Story, Carrefour City ; les cafés vous
proposent de consommer pour moins cher aux "happy
hours" (le bistrot
conquis par l'économie de marché). Les titres de films, de séries
télévisées, ne sont plus jamais traduits, mais "Euronews", "Money
drop", "Teleshopping", "Anarchy", "WorkinGirls", "Hero Corp" sont des productions françaises...
Peut-être pourrions-nous (disons la
chose en bon français) arrêter de déconner ? Cet effondrement est le
meilleur moteur de l'asservissement, car il a trouvé le moyen de se
faire appeler progrès : une tricherie dans les termes, signature
habituelle du totalitarisme en train de s'instituer.
Jacques Drillon (L'Observateur,
30 novembre 2014),
Jacques Drillon est journaliste dans la presse musicale, écrivain et
linguiste.
De
quel amour blessée. Réflexions sur la langue française,
par Alain Borer, Gallimard,
352 pages, 22,50 euros.
Source :
bibliobs.nouvelobs.com, le dimanche 30 novembre 2014
Possibilité de réagir sur :
|
||||||